dimanche 11 novembre 2012

Des anarchistes chrétiens ?


L’anarchisme chrétien est-il pensable ? C’est à cette question qu’ont voulu répondre Jacques de Guillebon et Falk van Gaver, dans un ouvrage tout en exemples. Car, au fond, de même qu’on démontre le mouvement en marchant, n’est-ce pas à travers l’existence d’anarchistes chrétiens patentés qu’on pourrait le mieux vérifier ce qui apparaît tout d’abord comme une antithèse ?


Ni Dieu ni maître ! A priori,  on ne saurait être chrétien et anarchiste. Le refus de Dieu paraît la condition sine qua non de l’anarchisme, subséquemment le refus du maître, le maître étant un des noms de Dieu, appelé aussi seigneur, fondant un ordre politique inégalitaire incompatible avec l’anarchisme. 

Arrêtons-nous tout d’abord sur la couverture, parlante : elle montre le A de l’anarchie (et du commencement) dans un oméga (la fin)... suggérant le cercle mais un cercle ouvert et non fermé. Ouvert... sur la transcendance ? alors que le cercle fermé englobant  habituellement le A de l’anarchie semble au contraire indiquer l’immanence d’un projet qui récuse toute extériorité au monde d’ici-bas, où doit bien un jour se réaliser le paradis terrestre. Bref, l’anarchisme chrétien serait un anarchisme ouvert sur Dieu, qui accepterait donc de dissocier le refus du maître de celui de Dieu, qui tournerait dès lors le dos à la figure pensée comme réductrice d’un Dieu-maître fondant un ordre politique hiérarchique et donc aliénant... Un anarchisme ouvert non pas sur la maîtrise mais sur l’origine, qui ne récuserait pas l’archie, cette origine au commencement et commandement de l’être, qui indique sa fin... et son salut. Un anarchisme qui serait la plus haute expression d’un ordre non plus injuste mais ouvert sur la libération de l’homme ?

Anarchie religieuse, dès lors, refusant tout ordre injuste, toute violence aussi, s’insurgeant de mille manières, par la lutte, la dissidence, l’art ou le recours aux forêts, contre le culte de la classe, de la race, de l’Etat et de la technique, de l’argent bien sûr. Mais qui, au fait, s’insurge ? Et pour quelle libération ?

C’est là peut-être que le bât blesse : n’y a-t-il pas un risque d’amalgame à associer, dans ces refus où ils s’illustrèrent, effectivement, et pour ne prendre que quelques exemples, Kropotkine, Claudel et Barbey d’Aurévilly, Proudhon, Weil et  Jünger, Péguy et Rimbaud, Mounier, Bernanos et Ellul, jusqu’à Gandhi, heureusement dégagé de sa non-violence sucrée, comme Christ hindou ? Ne sont-il pas embarqués malgré eux dans la grande aventure de l’anarchisme chrétien ? Et ces refus que partagent les anarchistes sont-ils uniquement anarchistes ? Certains de ces refus ne sont-ils pas aussi et autrement monarchistes, purement catholiques, patriotes ? Ne témoignent-ils pas parfois d’une revendication explicitement réactionnaire, au vrai sens du terme, qu’on aurait bien du mal à identifier à une pensée anarchiste, s’ils témoignent pour la plupart, en revanche, mais non pas tous, d’un refus explicite de la tyrannie d’une toute-puissance du progrès, idéologie sur  laquelle, en effet, se sont construits tous les totalitarismes contemporains, de droite, de gauche, de la technique et de la finance ?

Et pour quelle libération, sinon celle d’un Etat qui demeure diabolisé, dans la plus pure tradition libérale ? Cet anarchisme chrétien ne porte-t-il pas le risque, finalement, de renouer avec une conception platement politique d’une Eglise vecteur de la résistance à l’Etat-coercitif ? Bref, d’en faire l’instrument d’une libération humaine, trop humaine, dans la plus pure tradition moderniste ? D’oublier la transcendance ? Si l’anarchisme demeure une de ces grandes idée «souhaitables» mais non réalisables, attention à ne pas renouer avec les illusions et les déceptions du siècle passé...  

A moins que cet anarchisme « souhaitable [...] même sans le nom, sans doute surtout sans le nom» ne puisse introduire à autre chose... « Quand la République est le cache-sexe du Marché, que le mensonge démocratique recouvre l’exploitation des humbles, le républicanisme et le démocratisme ne sont pas [...] suffisants » : nous en sommes convaincus. De même que Jacques de Guillebon, dans sa conclusion, a raison de croire  « que la défense et la reconquête de la liberté, de nos libertés, requièrent toute notre volonté, tous nos volontés.» Et de citer Maurras sans le dire : «Les libertés ne se donnent pas, elles se prennent». 

Faut-il pour autant en conclure que face à ce «totalitarisme mou» de l’Etat-Marché et du Marché-Etat, « on demande, plus que jamais, des anarchistes» ? Boutang dans Reprendre le Pouvoir  faisait le même constat : « Notre société n’a que des banques pour cathédrales ; elle n’a rien à transmettre qui justifie un nouvel “appel aux conservateurs” ; il n’ y a, d’elle proprement dite, rien à conserver.» Mais pour introduire, précisément, à autre chose, au Roi, comme contre-figure d’un maître servile des puissants du jour : « Aussi sommes-nous libres de rêver que le premier rebelle, et serviteur de la légitimité révolutionnaire, sera le Prince chrétien ». Car l’Etat peut aussi être le protecteur du faible. C’est même sa vocation. Et c’est la grande leçon du royalisme chrétien. Anarchisme chrétien ou modification chrétienne du pouvoir ? Là est le vrai débat, à partir des mêmes refus, mais avec l’apport essentiel de l’Un, au ciel et sur la terre.

Un livre en tout cas qui appelle les royalistes que nous sommes à une profonde réflexion.

Axel Tisserand







Jacques de Guillebon et Falk van Gaver, L’Anarchisme chrétien, L’Œuvre éditions, Paris, 2012, 412 pages, 29 euros.

mercredi 25 juillet 2012

Bernanos à l'honneur





C’est une belle initiative qu’a prise Xavier Cheneseau en publiant des citations choisies de Georges Bernanos. Déjà auteur, entre de nombreux autres ouvrages, d’une remarquable histoire des Camelots du roi, c’est à un écrivain qu’on devine intime qu’il a décidé de consacrer cette anthologie dans laquelle les citations sont classées alphabétiquement par thème. 



Une brève introduction permet de rappeler le parcours de cet homme d’honneur : après s’en être éloigné une première fois, ce croyant ne se rapprocha-t-il pas de l’Action française en 1926 pour marquer sa solidarité après la condamnation papale ? Mort depuis maintenant près de soixante-cinq ans, il ne laisse toujours pas indifférent. Certes, les passions se sont éteintes, notamment le conflit stupide — tel était l’avis de Boutang — qui l’opposa au maître de sa jeunesse, Charles Maurras. Du reste, le sort est cruel. Dans Les Enfants humiliés, Bernanos menace Maurras de funérailles nationales. C’est lui qui faillit les avoir, quand le maître de l’AF rejoignit pour la dernière fois sa Provence natale dans un wagon à bestiaux. Mais les querelles sont oubliées. Dès 1948, Boutang, avec l’accord de Maurras, publia un bel article sur la mort de Bernanos dans Aspects de la France. Et aujourd’hui, comment ne pas être toujours aussi remué par ce style qui fait d’autant plus l’homme qu’il exprime tout un être, de chair et d’esprit, transcendé par sa foi ?
Cette promenade à travers Bernanos constitue, pour un lecteur qui en a nourri son adolescence et sa jeunesse, comme autant de clins d’œil à sa propre découverte. La musique des phrases, tout autant que leur message, est un appel à la meilleure part de nous-mêmes. Mais c’est aussi l’actualité de l’auteur de La France contre les robots qui impressionne : « La Guerre Totale, y écrit-il, est la Société Moderne elle-même, à son plus haut degré d’efficience. » Et comment être fidèle à Bernanos sans évoquer le grand chrétien qu’il fut ? Comme l’espère fort bien Cheneseau, « puisse ce choix personnel de citations de Bernanos servir à donner du baume au cœur de ceux qui veulent continuer à penser que Dieu est chez lui en France ».
Nous emprunterons pour finir, une citation à l’article Monarchie. Elle est tirée de Nous Autres Français : « La sensibilité française, en 1789, était déjà formée depuis longtemps, et cent cinquante ans d’apparente réaction contre le passé ne suffisent pas à modifier profondément nos réactions morales, notre conception particulière du devoir, de l’amour, de l’honneur. De sorte que le rythme profond de notre vie intérieure n’est en rien différent de celui d’un contemporain de Louis XVI. En ce sens on peut dire que tous les Français sont monarchistes comme moi. Ils le sont sans le savoir. Moi je le sais. »
Et nous avec lui.
Axel Tisserand


Georges Bernanos, citations choisies par Xavier Cheneseau, éd. Agnus, 44 pages, 7 euros. 

samedi 3 mars 2012

René Benjamin


La désormais riche collection Qui suis-je ?, cet automne, outre le Maurras de Tony Kunter, a publié, sous la plume de Xavier Soleil, un René Benjamin, un nom qui, malheureusement, ne doit pas dire grand-chose à nos jeunes générations. Mais c’est précisément tout l’intérêt de cette collection que de redonner une visibilité et, par voie de conséquence, une lisibilité à des auteurs qui les ont perdues non pas par manque de talent — ce ne saurait être évidemment le cas de René Benjamin  — mais parce qu’ils ont eu le malheur de déplaire aux puissants du jour.
René Benjamin, né le 20 mars 1880 à Paris, fait partie de ceux-là. Journaliste, chroniqueur, biographe, dramaturge, romancier à la Balzac dans sa volonté de croquer la société de son temps — à travers la justice notamment —, ayant reçu en 1915 le prix Goncourt pour Gaspard qu'il écrivit en convalescence après avoir été gravement blessé dès le début des hostilités, roman qui « peignait l’illusion, le chant du coq gaulois, cet imbécile, la vantardise du départ », il fut aussi un conférencier de talent, en butte à l’hostilité d’une gauche aussi ennemie qu’aujourd’hui de la liberté d’expression ...si bien que les camelots du Roi durent plus d’une fois assurer la sécurité de ses causeries, jusqu’à y laisser, un soir, à Lyon, l’un d’entre eux sur le pavé. C’est que René Benjamin était un ami de l’Action française, de Maurras et de Daudet. Il écrivit en 1932 un remarquable Charles Maurras, ce fils de la mer
Admirateur également, pèle-mêle, de Barrès, Joffre, Molière et Sacha Guitry, fin connaisseur de la personnalité de Mussolini, son engagement très actif en faveur du Maréchal Pétain en 1940 lui valut d’être “épuré” à la Libération. Et enfermé durant un an.
A sa mort précoce, le 4 octobre 1948, à Tours, Maurras écrit : « Quelqu’un qui l’a bien connu et admiré me dit que René Benjamin ne pouvait plus vivre. Exactement, son cœur, qui était tout lui-même, ne survivait pas à L’Enfant tué [RB. perdit un fils  à la guerre en 1945 et écrivit ce livre en témoignage], au cœur de son cœur, mais c’est ainsi que l’écrivain saura durer en nous. [...] D’un pas glissant, mais ferme, il s’est évanoui dans le mystère et le silence de ce qu’il avait trop aimé. »

Xavier Soleil, René Benjamin, Qui suis-je ? Editions Pardès, 12 euros.

samedi 18 février 2012

MOHAMMED V ou la monarchie populaire

A l’occasion du cinquantième anniversaire de la mort de Mohammed V, dernier sultan et premier roi du Maroc moderne, notre ami Charles Saint-Prot, qui enseigne l’islamologie et la géopolitique dans plusieurs universités en France et à l’étranger et a déjà publié de très nombreux ouvrages sur ces questions, a sorti, à la fin de 2011, un livre aussi dense qu’agréable à découvrir — d’autant que l’auteur a eu la bonne idée d’y adjoindre un glossaire des termes arabes incontournables —, sur un sujet qui ne peut que nous aller doublement au cœur. Tout d’abord l’histoire a tissé entre la France et le Maroc des liens étroits. Ensuite  le Maroc, comme la France et contrairement à l’ Algérie, créée de toutes pièces par la présence française, est une vieille nation. Or, « parmi les rois qui, en douze siècles, ont fait le Maroc, Mohammed V occupe une place de choix ; il est à la fois un roi restaurateur et un roi fondateur ». Car c’est aussi une leçon de politique, à maints égards maurrassienne et bainvillienne, que Charles Saint-Prot livre à ses lecteurs. « Les rois qui, en douze siècles ont fait le Maroc » : une formule qui en rappelle une autre...

Afin de resituer l’œuvre de restauration nationale de Mohammed V dans son contexte, Charles Saint-Prot restitue brièvement, en allant à l’essentiel, toute l’histoire du pays à travers celle de ses dynasties. La chance du pays fut, à l’heure de l’indépendance, d’avoir en Mohammed V une personnalité suffisamment ancrée dans la tradition nationale et réformatrice pour, tel un nouvel Henri IV, savoir fédérer et réconcilier les Marocains — « ce peuple et le roi s’identifièrent au point de ne faire qu’un » —, par-delà des divisions,  notamment tribales, parfois exacerbées par la présence française. Une présence dont l’auteur dresse un bilan lucide, éloigné de tout manichéisme, regrettant le triomphe, avec le Cartel des Gauches, de la logique républicaine du colonialisme sur la lettre et l’esprit du protectorat que le monarchiste Lyautey respectait scrupuleusement.
Mohammed V, loyal envers notre pays durant la Seconde guerre mondiale, sut ne pas faire l’indépendance contre la France, même si, en cette période de “décolonisation” propice au rêve d’une introuvable nation arabe, fondée sur l’islam, il soutint les rebelles algériens, soutien dont son fils, Hassan II, fut fort mal récompensé — l’ Algérie “nouvelle” ne partageant manifestement pas le même rêve.
Certes, l’empathie de Charles Saint-Prot avec son sujet est évident, ce qui le conduit peut-être à une vision que d’aucuns jugeront très positive de l’islam. Mais à l’heure où Mohammed VI vient de doter son pays d’une nouvelle constitution “maroco-marocaine” qui, tout en faisant sa part à la modernité, laisse au Roi un véritable rôle dans la conduite des affaires, conservons avant tout à l’esprit la leçon politique que le petit-fils sut retenir de son grand-père, lequel « entendait jouer pleinement son rôle et pour cela [...] s’appuyait sur le peuple, le pays réel ».
« Assurément, c’est cette monarchie populaire et réformiste qui sera, demain encore, la meilleure assurance de la stabilité et du progrès de cette nation millénaire », conclut l’auteur.... Toutes choses étant égales par ailleurs, l’axiome vaut pour la France. Car ce livre doit se lire avant tout comme un bel hommage à la monarchie et à son actualité.
Axel Tisserand
Charles Saint-Prot, Mohammed V ou la monarchie populaire - Editions du Rocher, 2011, 

jeudi 2 février 2012

Maurras, cet inconnu

Entretien de France Catholique avec Axel Tisserand. Propos recueillis par Yves Floucat.

La parution d’un Cahier de l’Herne est toujours un événement. Celui consacré à Charles Maurras l’est à plusieurs titres. Comment cette entreprise a-t-elle été possible et comment l’avez-vous conçue avec Stéphane Giocanti  ?

Nous observons depuis plusieurs années une évolution de l’édition par rapport à Maurras  : la parution de ses Lettres des Jeux olympiques en collection de poche, celle de sa biographie par Giocanti chez Flammarion, ou encore celle de sa correspondance avec l’abbé Penon, son mentor, chez Privat, sans oublier, à l’Université, plusieurs colloques importants, indiquent que ceux qui croyaient pouvoir réduire Maurras, pour mieux en finir avec lui, à l’épisode douloureux de Vichy, se 
sont trompés.

Mais il est vrai que la parution de ce Cahier de l’Herne, qui rassemble des signatures variées et prestigieuses, mêlant, comme L’Herne aime à le faire, les morts aux vivants, fait franchir une étape importante à cette banalisation de Charles Maurras comme… écrivain classique. L’entreprise n’est ni hagiographique ni culpabilisatrice. Elle vise, à la lumière de regards croisés, à rendre à Maurras sa véritable dimension. Nous ne saurions trop en remercier Laurence Tacou et Pascale de Langautier, sans oublier Nicole Maurras qui n’a cessé de piloter ce Cahier avec nous. Sans elle, rien n’eût été possible.

Chez Maurras, il y a le poète, le critique littéraire, le philosophe, le penseur politique. Ce Cahier situe ce dernier dans une perspective qui donne de lui une autre idée que celle du doctrinaire…

C’est en effet l’extrême richesse du personnage que nous avons privilégiée. «  Nous avons tant d’âmes distinctes  !  », disait-il. C’est la raison pour laquelle nous avons ouvert le Cahier par une série d’autoportraits et de portraits. Le cahier iconographique mêle également aux images officielles un Maurras plus quotidien et… enjoué. 

Il est vrai que les exigences du combat politique ont durci les positions, voire figé les oppositions. Mais même le Maurras politique est à redécouvrir. Qui connaît ce texte sur Antigone, où le théoricien de la monarchie antiparlementaire, mais également décentralisée, prend fait et cause pour la «  Vierge-mère de l’ordre  » contre l’«  anarchiste  » Créon  ? «  Maurras, cet inconnu  », tel aurait pu être le sous-titre du Cahier.

Celui-ci comporte des études étonnantes comme celle que Nicole Maurras dédie à la vie amoureuse de son beau-père, ou celle que J.-F. Mattéi consacre à «  Maurras et Platon  ». N’aurait-on pu évoquer également l’influence d’Aristote ou de saint Thomas d’Aquin sur le théoricien de «  la politique naturelle  »  ?

Le dialogue entre Maurras et Platon date de l’adolescence. Ayant perdu la foi, il s’était tourné, lui qui conçut toujours la vie comme un miracle et faisait reposer la société sur l’amour, vers un texte comme Le Banquet, «  à lire à genoux  » écrivit-il un jour à l’abbé Penon. Sa méditation sur l’«  amitié de Platon  », parue dans Les Vergers sur la mer, exprime ce que le philosophe de Martigues doit à celui de l’Académie, comme le montre l’admirable texte de Jean- François Mattéi. Mais Maurras vit toujours en Aristote, avant Auguste Comte, un maître de méthode.

Quant à saint Thomas, il découvrit, dans le texte évidemment, la Somme durant l’été 1885 — il avait dix-sept ans — et s’en «  délect[a] matin et soir  ». Malheureusement, il a fallu faire des choix… Cette influence, dégagée par le jeune Jean Madiran et confirmée par Maurras lui-même, n’en reste pas moins primordiale.

Il en est encore qui parlent de l’athéisme de Maurras. Comment expliquer son agnosticisme jusqu’à la conversion finale  ? Gérard Leclerc — à la différence de Jean-Marc Joubert qui ne parvient pas à me convaincre — nous découvre en réalité une âme torturée par des questions métaphysiques et religieuses…

Parler de l’athéisme de Maurras, c’est ou ignorance de la différence entre athéisme et agnosticisme — je ne ferai pas l’affront à vos lecteurs de la rappeler —, ou malveillance. Maurras ne s’est jamais dit athée  : il se prétendit même polythéiste, jeune homme. Plus sérieusement, il a toujours mal vécu autant la perte de sa foi, à l’adolescence, sous le triple effet de la surdité, de la puberté et d’une lecture trop précoce de Pascal, que le fait que le recouvrement de celle-ci fût devenu, contre son gré, un enjeu politique. à cet égard, je pense que les deux points de vue de Gérard Leclerc et Jean-Marc Joubert se complètent plus qu’ils ne se contredisent. Ah  ! s’il avait menti, bien des ennuis lui eussent été 
évités, ainsi qu’à l’Action française.

Précisément, la condamnation de celle-ci par Pie XI en 1926 — qu’Émile Poulat se refuse à considérer comme d’ordre proprement doctrinal — a été un des moments les plus douloureux de la vie de Maurras et des militants de son mouvement. à ce propos, la question de la collaboration de Jacques Maritain à l’entreprise maurrassienne n’aurait-elle pas pu être soulevée  ? Il a joué un rôle sans doute plus complexe qu’on ne l’a dit, en ces moments tragiques…

C’est certainement une absence regrettable, due au fait que la «  dé­faillance  » (du point de vue de l’AF) de Maritain, aux premiers jours de 1927, n’a, encore aujourd’hui, été ni admise ni, surtout, pensée en tant que telle, que ce soit par les disciples de Maurras… ou, peut-être, par Maritain lui-même. D’où par exemple les rapports intellectuels ambigus et douloureux d’un Pierre Boutang avec l’auteur d’Humanisme intégral, livre dirigé avant tout contre le «  nationalisme intégral  » de Maurras, pour qui, évidemment, on ne pouvait opposer les deux. Et puis quel dommage pour l’approfondissement thomiste de la pensée maurrassienne  ! Peut-être avons-nous reculé devant la tâche de confier un article, nécessairement très limité, à une aussi vaste question qui appelle un traitement de fond, lequel, à mes yeux, reste à entreprendre. Le temps est peut-être venu à ces deux traditions de renouer le dialogue.

Peut-on considérer par exemple Pierre Boutang, de par l’originalité de son œuvre, comme un authentique disciple de Maurras  ? Le maurrassisme doit-il être considéré en ce sens comme une tradition vivante  ? Qu’est-ce qui fonde à vos yeux son actualité  ?

Je vois les rapports de Boutang à Maurras comme ceux de Platon à Socrate, entre piété filiale et infidélité créatrice. Maurras n’a jamais quitté l’horizon de Boutang, qui essaya de fonder avec ses voies, et sa foi, les intuitions maurrassiennes, en les dépassant aussi.

Maurras ne cessait d’enseigner que la tradition, pour être féconde, 
devait être critique. Demeurent son souci de l’être, de l’être social comme de l’être politique et, plus transcendantalement, cet amour de la Vie et de la Beauté. Vous me direz que notre époque a malheureusement tourné le dos à l’un comme à l’autre. Cela n’en rend Maurras que plus actuel encore  : par-delà certains combats datés — parmi lesquels, personnellement, je ne range pas la 
monarchie —, on trouve chez lui des leçons pour ne pas désespérer.

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L’Herne - «  Maurras  » (avec repères biographiques et cahier 
iconographique)  », 392 pages, 39 euros.

Charles Maurras, La Bonne mort, préface de Boris Cyrulnik et introduction de Nicole Maurras, L’Herne, coll. Carnets, 88 pages, 9,50 euros.

samedi 7 janvier 2012

MARITAIN - MAURRAS : Oublier les querelles du passé ?


Ne conviendrait-il pas de réexaminer à nouveaux frais le « lâchage » par Maritain, de Maurras en pleine condamnation de l’Action française, à Noël 1926 et partant les rapports entre les deux hommes ? Tel est le sens de la démarche d’Yves Floucat, spécialiste internationalement reconnu de Saint Thomas et de Jacques Maritain dans un article, il convient de le préciser, d’une objectivité d’autant plus remarquable que les passions ne sont pas mortes avec leurs protagonistes ou leurs témoins. 




C’est justement pour dénoncer le travestissement de l’itinéraire intellectuel de Maritain qu’Yves Floucat a tenu à remettre les choses au point, en critiquant la présentation, dans les Cahiers Jacques Maritain, par Florian Michel, d’un « jeune Maritain » révolutionnaire, en vue de minimiser, au nom d’on ne sait quelle correctness démocrate-chrétienne, son passage par l’Action française et tout ce qui a pu, à un moment donné, rapprocher Maritain de Maurras, voire, tout ce que le premier doit au second. « Il est [...] certain, écrit Yves Floucat, qu’après sa conversion, [Maritain] développera [...] des arguments antidémocratiques philosophiquement précis, et c’est bien ce Maritain qui nous intéresse, car il est déjà l’auteur d’ouvrages majeurs, jamais reniés, et qui marquent à jamais profondément son œuvre ultérieure en même temps que le thomisme du xxe siècle. » Du reste, « c’est sous l’influence de leur parrain Léon Bloy, catholique intransigeant s’il en fut — antidémocrate et antirépublicain selon le témoignage même de Raïssa — que les Maritain sont venus au catholicisme » et « Maritain s’était également très vite lié d’amitié avec le troisième abbé de Solesmes, dom Paul Delatte, lequel était [...] un admirateur passionné de Maurras ».
L’intérêt de l’article d’Yves Floucat, qu’on ne saurait résumer en quelques mots, est bien de dépasser les oppositions aveuglantes - trop aveuglantes, car elles sont encore douloureuses -, pour aller au fondamental. « Il ne s’agit certes pas de faire de Maurras un thomiste, et de Maritain l’ “idéologue de l’Action française”. Mais tout lecteur attentif d’ Une opinion sur Charles Maurras et le devoir des catholiques (1926) comme de Théonas (1921), d’Antimoderne (1922) ou des Trois Réformateurs : Luther, Descartes et Rousseau (1925), ne peut pas ne pas y discerner des positions substantiellement communes avec celles de Maurras et qui n’ont rien d’une “collusion contre nature” », Yves Floucat n’hésitant pas à affirmer que Maritain, en dépit des apparences, ne réussit jamais à se déprendre tout à fait de l’influence maurrassienne.
Ecartelé entre le désespoir et l’obéissance au Pape, comme le prouve une lettre du 24 décembre 1926 à Henri Massis, Maritain développa par la suite une philosophie de la cité qui ne sut jamais se stabiliser et où il tenta de recouvrer, en vain,  la cohérence de la pensée contre-révolutionnaire. « De l’antidémocratisme dressé contre le mythe rousseauiste, Maritain était passé à une forme de démocratisme qui, sans doute, frôlait dangereusement le précipice d’une possible interprétation sécularisatrice, mais sa rigueur spéculative l’en préservait. Avec les Principes d’une politique humaniste et L’Homme et l’État, le politique et son autonomie — parce que, selon la célèbre distinction d’ Humanisme intégral, on y agit alors « en chrétien » et non « en tant que chrétien » (« Maritain est ici plus près de Maurras que de Pie XI » note Poulat) — reprennent pleinement leurs droits ».
D’heureux rappels de l’abbé Victor-Alain Berto, disciple et ami intime du père Henri Le Floch, lequel, proche de l’Action française sans lui appartenir, dut démissionner, à la demande de Pie XI, de son poste de supérieur du séminaire pontifical de Rome, confirment également le contresens, que nous avons déjà noté ici
, de François Huguenin dans sa nouvelle histoire de l’Action française, qui avance gratuitement que « le catholicisme d’un certain nombre de maurrassiens était en grande partie formel ». Au contraire, selon l’abbé Berto, « les neuf dixièmes des adhérents catholiques de l’Action française n’étaient pas seulement de doctrine irréprochable, ils étaient des hommes “religieux”, souvent parmi les meilleurs chrétiens de leur paroisse, parmi les plus fervents, parmi les plus zélés ». Et c’est précisément leur zèle politique et religieux qu’à la fois craignait et voulait récupérer Pie XI. On connaît le gâchis qui s’ensuivit...
Ne serait-il pas temps, dès lors, d’oublier les querelles du passé pour essayer de discerner ce qui peut être sauvé d’une commune aventure intellectuelle interrompue par les aléas de l’histoire ? « Il est légitime (audacieux, hasardeux ou utopique diront peut-être certains) de se demander si le moment n’est pas venu, pour les disciples du “Paysan de la Garonne” comme pour ceux de l’auteur de l’ Enquête sur la monarchie, de renoncer à tous les apriorismes réciproques et de revisiter avec discernement et un juste esprit critique l’œuvre de leur maître. [...] Face à la dérive subjectiviste et relativiste programmée des démocraties selon un horizon idéologique « droit-de-l’hommiste », ils pourraient trouver, dans le seul souci de la justice sociale et du bien commun, quelques points d’entente essentiels. 
Ils s’accorderaient sur un antilibéralisme et un antidémocratisme qui, tout en revalorisant les principes d’autorité, de légitimité, de souveraineté, de représentation de la nation dans ses diverses composantes, et d’incarnation du pouvoir, les conjugueraient harmonieusement aux libertés concrètes, et attribueraient ainsi — comme un Pierre Boutang, authentique disciple fidèle et inventif de Maurras, avait su le faire — sa véritable place au consentement populaire ».
Un beau programme en perspective : le dialogue avec Yves Floucat ne fait que commencer.

Yves Floucat, "Maritain adolescent, l'itinéraire politique d'un philosophe thomiste" dans Liberté politique, n°55, décembre 2011, p. 163-190. (83 rue Saint-Dominique - BP 50 455- 75366 Paris Cedex 08)

mardi 3 janvier 2012

L’ACTION FRANÇAISE, une histoire intellectuelle (IV et fin)

NATION ET MODERNITE
Même erreur du nouveau Huguenin sur la nation, inspirée cette fois de Jean de Viguerie dont la thèse, fausse à propos de Maurras du moins, continue de faire des ravages même chez des esprits avertis. « En évoquant la mort d’Henri Lagrange, rappelle Huguenin, Maurras exprimera la révolte intime de ces hommes qui ont accepté la guerre avec courage mais qui s’insurgent devant tant de morts. » Et de le citer : « Mais nous, devant cette autre tombe [...], nous ne pouvons que répéter, les yeux pleins de larmes : il avait vingt ans » (233).

Douaumont : l'œuvre de la République. Maurras n'y participa d'aucune façon.



Or, c’est pour ajouter quelques lignes plus loin (234), là encore sans étayer ses affirmations d’aucun texte : « comme souvent chez Maurras, le principe salutaire [le fait que “de toutes les libertés, la plus précieuse est l’indépendance de la patrie”] est poussé à l’extrême, jusqu’au point où il devient un absolu
 et où il désintègre en son sein tout ce qu’il devait protéger. C’est le sens du nationalisme moderne ». Pourtant, n’est-ce pas Maurras qui avait prévenu, dans Kiel et Tanger, en 1912, des 500 000 jeunes Français froids et étendus sur leur terre mal défendue ? Mais, de nouveau l’anachronisme ajoute à l’argumentation gratuite : « Au nom de la France érigée en absolu [il y tient], les Français furent sacrifiés à une guerre qui, près d’un siècle plus tard, semble absurde à leurs descendants [...] Maurras [...] qui savait que la France issue de la Révolution était devenue une idole, a pourtant suivi allègrement la voie révolutionnaire », allégresse que révèle en effet l’oraison funèbre de Lagrange, qui vaut pour chaque jeune ligueur et, par-delà, pour tout jeune Français tué sur le front ! Ne reprochera-t-on pas également à Maurras son « pacifisme » en 1939 ?   Du reste, Huguenin conserve (586) une citation de 1901 du Martégal, où celui-ci affirme : « Nous ne faisons pas de la nation un dieu, un absolu métaphysique, mais tout au plus, en quelque sorte, ce que les anciens eussent nommé une déesse » Mais, loin d’interroger l’opposition dieu/déesse, c’est-à-dire celle de la transcendance pure à une figure humaine vécue comme transcendante - Boutang parlera plus tard de l’appartenance à une nation comme d’une situation contingente vécue sur le mode de l’absolu -, il fait un contresens : dans le texte, Maurras ne dit pas que les Anciens vivaient la cité comme un déesse - il leur suffisait de croire que la cité était sol sacré, « découpé » (sens de templum) après avoir été désigné par la divinité fondatrice - mais que lui, la considère comme ce que les Anciens eussent nommé une déesse - c’est qu’ils ne la nommaient pas ainsi -, c’est-à-dire une réalité humaine vécue sur le mode de la transcendance. 






Boutang, d’ailleurs, a montré dans son Maurras combien cette déesse humaine, presque trop humaine, était là justement pour refuser ce qu’il y avait de métaphysique dans la nation vécue, depuis la Révolution, comme « personne » (Michelet), avec l’emprise eschatologique du mot (une nation a-t-elle à exercer son salut  (Péguy) ? La France, Christ des nations (Renan) ?). Huguenin ignore-t-il enfin ces textes parus en 1917, au lendemain de Verdun, dans Le Pape, la guerre et la paix, où Maurras écrit que le surgissement des nations représente une régression de l’humanité et qu’il ne se consolera jamais de la disparition de la chrétienté…? « C’est le malheur des siècles et la suite funeste de nos révolutions qui ont voulu que de nos jours les nations deviennent des intermédiaires inévitables pour ces rapports humains qui, sans elles, s’effondraient. [...] nous avons perdu l’unité humaine ». Il est plus profitable de lire Maurras que Viguerie, tout « magistral » qu’il soit (586). Huguenin ne peut dès lors que supprimer son ancienne conclusion (596-7/568), sur la revue néo-maurrassienne Réaction, de la fin du siècle dernier, qui « retrouve sur la nation les accents universalistes qui fondaient la conception maurrassienne […] En fin de compte, ce que l’on dénote comme le nationalisme ne serait “qu’une manière de vivre chrétiennement” », propre citation de l’auteur dans un article intitulé «Nationalisme et universalisme».
De fait, l’épilogue donne la solution. Constatant dans les deux versions que « le XXe siècle, dans lequel s’inscrit la vie de l’école d’Action française [...] marque en effet le triomphe de l’idéologique démocratique », celle-ci est qualifiée en 1998 simplement de «moderne» (608) quand elle l’est en 2011 de «libérale» (578). Ce qui change tout. Il s’agit de poser dans la première la problématique d’une pensée traditionnelle confrontée à la modernité et des chances qu’elle peut avoir d’une reformulation en « des temps [...] sourds à son message. Alors, ceux qui voudront se consacrer à la maintenir à flot au milieu des turbulences, devront s’armer de patience et attendre la fin de la tempête. A la fin du voyage, Ulysse retrouve bien Ithaque et au terme de la tragédie, le chant d’Antigone couvre la voix de Créon », message d’espoir qui, sans rien nier des difficultés à affronter, confirme bien que le « désespoir en politique est une sottise absolue ». Alors que le qualificatif «libérale» place Huguenin dans un autre problématique, celle de ce désenchantement du monde ausculté par Marcel Gauchet, pour lequel le sens de l’histoire conduit à la société libérale universelle qui rendrait caduque a priori le discours maurrassien et tout discours politique reposant sur les valeurs traditionnelles héritées non seulement des contre-révolutionnaires du XIXe siècle mais, au-delà, d’Aristote et de Saint-Thomas. D’autant que le Huguenin nouveau, sous influence de Viguerie, on l’a vu, discernerait dans le maurrassisme « une posture moderne », ce qui est enfoncer une porte ouverte puisque Maurras n’a jamais nié réfléchir pour son temps avec les concepts de son temps (celui de nationalisme est emblématique) à une double problématique de son temps (le surgissement tragique des nationalités et la nécessité pour la France de refonder un régime politique national). 


Mais qu’il soit finalement «traditionnel» ou «moderne» (en une dichotomie que nous récusons), qu’importe, au fond, puisque cet horizon indépassable de l’humanité que serait le libéralisme, en raison d’une évolution de l’état des mœurs décryptée par Tocqueville au XIXe siècle, devenue galopante au XXe sièce, rendrait caduque toute pensée politique en tournant le dos à la dimension même de l’homme comme animal politique ? Pour Huguenin, « la nouvelle donne de la modernité, que l’on peut résumer comme étant la prétention de chaque individu à mener sa vie comme bon lui semble, n’est pas prise en compte » par Maurras (589). Il serait facile de lui rétorquer que la critique par Maurras de la démocratie moderne repose précisément sur celle de l’individualisme dissolvant du lien social depuis la Réforme et triomphant avec les Lumières en France (une genèse que le premier Maritain avait bien mise en lumière dans un texte comme Trois Réformateurs). Que le phénomène se soit aggravé après la mort de Maurras, nul doute ! Et l’auteur de se demander si la question de la décentralisation a encore une pertinence dans la mondialisation ou si la revendication de l’autorité en haut et des libertés en bas n’est pas «inaudible» puisque aujourd’hui « l’homme moderne refuse de se laisser gouverner par une autorité sur laquelle il n’aurait aucun pouvoir » et que « c’est en haut que l’individu moderne réclame l’application de sa liberté ». C’est oublier que Maurras, qui n’a jamais accepté la théorie des trois états de l’humanité d’Auguste Comte, n’aurait en revanche jamais parlé, lui, de nouvelle « phase de l’humanité », en un jugement assez étourdissant : « le refus de la pensée d’Action française à prendre en compte les manifestations de l’impératif moderne de liberté est saisissant. L’Eglise catholique, par le ralliement, qui n’est pas une démission face aux prétentions de l’absolutisme moderne de la liberté, mais une prise un compte d’une nouvelle phase de l’humanité (sic) qui n’en change pas les fondamentaux anthropologiques (resic) a été plus réaliste » (590), comme le montrent nos églises noires de monde le dimanche et nos séminaires pleins à craquer... Il est vrai que depuis un siècle et demi, la pensée de l’Eglise catholique aura été de « concilier les impératifs de bien commun, de vérité et de liberté » (nous qui croyions qu’une telle conciliation était intrinsèque au message chrétien...) mais « en prenant en compte la montée en puissance de la revendication de la liberté individuelle comme une bonne nouvelle »... « Bonne nouvelle » ? «évangile», en grec. 
On ne saurait, de fait, reprocher (faussement) à Maurras d’être inaudible au XXI siècle parce qu’il (592-3)« cantonne la demande de liberté dans le domaine privé » et observer  en même temps que la modernité, après avoir « survalorisé l’homme comme animal politique »  «[...] a basculé vers une désaffection de l’individu pour le politique, au profit de la sphère privée, ainsi que l’avait entrevu Tocqueville ». La voix de Maurras resterait toutefois «inaudible» parce qu’ « elle ne répond pas à la logique du soupçon démocratique qui  consiste à donner à chacun le droit de récuser ses gouvernants, sans pour autant intervenir plus avant dans la vie civique ». Bref, la République sans la vertu, la démocratie sans sa religion : le degré zéro de  la citoyenneté, qui est une réalité contemporaine mais ne saurait constituer toutefois sans danger une « nouvelle phase de l’humanité » qui, surtout, est peut-être déjà dépassée.
Car Huguenin a raison de parler de « phénomènes mouvants [...]  à analyser plus finement » : il risque en effet d’être en retard d’une « phase de l’humanité ». On observe aujourd’hui un double mouvement : continu de revendication individuelle et communautaire qui met en péril les fondamentaux anthropologiques comme ultime conséquence de la révolution individualiste ; sporadique, encore, de demande d’Etat et de communautés traditionnelles, face aux dégâts opérés par le mondialisme, en vue de nouvelles solidarités et d’autorité politique. 
Nous ne reprochons pas à Huguenin, dans sa nouvelle édition, d’avoir été plus « sévère » envers Maurras, mais plus convenu. Il avait entrepris, en 1998, une aventure intellectuelle. Il a tourné le dos, avec cette nouvelle édition, au risque de l’intelligence. La correctness   est un tonneau des Danaïdes.