L’anarchisme chrétien est-il pensable ? C’est à cette question qu’ont voulu répondre Jacques de Guillebon et Falk van Gaver, dans un ouvrage tout en exemples. Car, au fond, de même qu’on démontre le mouvement en marchant, n’est-ce pas à travers l’existence d’anarchistes chrétiens patentés qu’on pourrait le mieux vérifier ce qui apparaît tout d’abord comme une antithèse ?
Ni Dieu ni maître ! A priori, on ne saurait être chrétien et anarchiste. Le refus de Dieu paraît la condition sine qua non de l’anarchisme, subséquemment le refus du maître, le maître étant un des noms de Dieu, appelé aussi seigneur, fondant un ordre politique inégalitaire incompatible avec l’anarchisme.
Arrêtons-nous tout d’abord sur la couverture, parlante : elle montre le A de l’anarchie (et du commencement) dans un oméga (la fin)... suggérant le cercle mais un cercle ouvert et non fermé. Ouvert... sur la transcendance ? alors que le cercle fermé englobant habituellement le A de l’anarchie semble au contraire indiquer l’immanence d’un projet qui récuse toute extériorité au monde d’ici-bas, où doit bien un jour se réaliser le paradis terrestre. Bref, l’anarchisme chrétien serait un anarchisme ouvert sur Dieu, qui accepterait donc de dissocier le refus du maître de celui de Dieu, qui tournerait dès lors le dos à la figure pensée comme réductrice d’un Dieu-maître fondant un ordre politique hiérarchique et donc aliénant... Un anarchisme ouvert non pas sur la maîtrise mais sur l’origine, qui ne récuserait pas l’archie, cette origine au commencement et commandement de l’être, qui indique sa fin... et son salut. Un anarchisme qui serait la plus haute expression d’un ordre non plus injuste mais ouvert sur la libération de l’homme ?
Anarchie religieuse, dès lors, refusant tout ordre injuste, toute violence aussi, s’insurgeant de mille manières, par la lutte, la dissidence, l’art ou le recours aux forêts, contre le culte de la classe, de la race, de l’Etat et de la technique, de l’argent bien sûr. Mais qui, au fait, s’insurge ? Et pour quelle libération ?
C’est là peut-être que le bât blesse : n’y a-t-il pas un risque d’amalgame à associer, dans ces refus où ils s’illustrèrent, effectivement, et pour ne prendre que quelques exemples, Kropotkine, Claudel et Barbey d’Aurévilly, Proudhon, Weil et Jünger, Péguy et Rimbaud, Mounier, Bernanos et Ellul, jusqu’à Gandhi, heureusement dégagé de sa non-violence sucrée, comme Christ hindou ? Ne sont-il pas embarqués malgré eux dans la grande aventure de l’anarchisme chrétien ? Et ces refus que partagent les anarchistes sont-ils uniquement anarchistes ? Certains de ces refus ne sont-ils pas aussi et autrement monarchistes, purement catholiques, patriotes ? Ne témoignent-ils pas parfois d’une revendication explicitement réactionnaire, au vrai sens du terme, qu’on aurait bien du mal à identifier à une pensée anarchiste, s’ils témoignent pour la plupart, en revanche, mais non pas tous, d’un refus explicite de la tyrannie d’une toute-puissance du progrès, idéologie sur laquelle, en effet, se sont construits tous les totalitarismes contemporains, de droite, de gauche, de la technique et de la finance ?
Et pour quelle libération, sinon celle d’un Etat qui demeure diabolisé, dans la plus pure tradition libérale ? Cet anarchisme chrétien ne porte-t-il pas le risque, finalement, de renouer avec une conception platement politique d’une Eglise vecteur de la résistance à l’Etat-coercitif ? Bref, d’en faire l’instrument d’une libération humaine, trop humaine, dans la plus pure tradition moderniste ? D’oublier la transcendance ? Si l’anarchisme demeure une de ces grandes idée «souhaitables» mais non réalisables, attention à ne pas renouer avec les illusions et les déceptions du siècle passé...
A moins que cet anarchisme « souhaitable [...] même sans le nom, sans doute surtout sans le nom» ne puisse introduire à autre chose... « Quand la République est le cache-sexe du Marché, que le mensonge démocratique recouvre l’exploitation des humbles, le républicanisme et le démocratisme ne sont pas [...] suffisants » : nous en sommes convaincus. De même que Jacques de Guillebon, dans sa conclusion, a raison de croire « que la défense et la reconquête de la liberté, de nos libertés, requièrent toute notre volonté, tous nos volontés.» Et de citer Maurras sans le dire : «Les libertés ne se donnent pas, elles se prennent».
Faut-il pour autant en conclure que face à ce «totalitarisme mou» de l’Etat-Marché et du Marché-Etat, « on demande, plus que jamais, des anarchistes» ? Boutang dans Reprendre le Pouvoir faisait le même constat : « Notre société n’a que des banques pour cathédrales ; elle n’a rien à transmettre qui justifie un nouvel “appel aux conservateurs” ; il n’ y a, d’elle proprement dite, rien à conserver.» Mais pour introduire, précisément, à autre chose, au Roi, comme contre-figure d’un maître servile des puissants du jour : « Aussi sommes-nous libres de rêver que le premier rebelle, et serviteur de la légitimité révolutionnaire, sera le Prince chrétien ». Car l’Etat peut aussi être le protecteur du faible. C’est même sa vocation. Et c’est la grande leçon du royalisme chrétien. Anarchisme chrétien ou modification chrétienne du pouvoir ? Là est le vrai débat, à partir des mêmes refus, mais avec l’apport essentiel de l’Un, au ciel et sur la terre.
Un livre en tout cas qui appelle les royalistes que nous sommes à une profonde réflexion.
Axel Tisserand
Jacques de Guillebon et Falk van Gaver, L’Anarchisme chrétien, L’Œuvre éditions, Paris, 2012, 412 pages, 29 euros.