mercredi 28 décembre 2011

L’ACTION FRANÇAISE, UNE HISTOIRE INTELLECTUELLE (III)

LA QUESTION DE LA LIBERTÉ POLITIQUE

C’est peut-être sur la question de la liberté politique que l’évolution est la plus sensible, d’autant qu’entre 1998 et 2011 François Huguenin a découvert la pensée politique libérale, ce qui le fait conclure à « la négation de la liberté » comme « face noire de la pensée réactionnaire » (104) : sur ce point, « l’analyse d’Hannah Arendt est fondamentale ». 

Selon Huguenin, en effet, « en réduisant toute liberté à celle de la communauté, Maurras identifie la liberté à la souveraineté », identification qui, selon Arendt, est la « conséquence la plus pernicieuse et la plus dangereuse de l’identification philosophique de la liberté et du libre arbitre » (105), alors que, reprenant le cours de son ancienne édition, il reconnaît précisément, par la bouche de Léon de Montesquiou, que l’Action française refuse la confusion de la liberté et ...du libre arbitre (114). Maurras, de fait, refuse le volontarisme rousseauïste, qui conduit au totalitarisme. Il pense la liberté en termes de pouvoir, non de souveraineté comme concept métaphysico-politique.... Si, comme le rappelle Léon de Montesquiou avec toute la tradition philosophique depuis Platon, il est vrai que pour Maurras, « la liberté ne signifie que ceci : “ obéir et n’obéir qu’aux lois qui règlent notre existence ” (114) », cela n’implique pas pour autant que l’obéissance soit le dernier mot de la liberté elle-même et que Maurras fonde uniquement « sa politique naturelle sur la nécessité » (104), ou plutôt l’y réduise. Maurras fonde plus profondément sa politique naturelle sur l’amour et la gratuité - c’est tout l’apport de la préface à Mes Idées politiques, intitulée précisément « La politique naturelle » -, où affleure la notion de personne, que Huguenin évoque sans analyser le texte (86) - , et sur la perfection humaine (« On est plus libre à proportion qu’on devient meilleur »)... Il est donc faux de prétendre que Maurras réduirait toute liberté à celle de la communauté. Cela, c’est Rousseau et la Volonté générale. Le lecteur de Saint Thomas et de... Sophocle, sur lequel terminait le premier Huguenin, s’y refuserait d’ailleurs. 
Mais faut-il par ailleurs réduire la liberté politique à sa conception libérale ? Ne convient-il pas également de l’interroger alors que, Huguenin le reconnaît lui-même à la fin de son ouvrage, elle est en voie de dissolution, l’individualisme finissant en ce début de XXIe siècle de développer ses contradictions internes ou plutôt sa propre logique mortifère, qui dissout le lien politique lui-même ? Un libéralisme politique dont il montre du reste les limites chez Aron lui-même (107), en raison de son caractère formel qui est ignorance métaphysique du pauvre (Boutang est, sur ce point, irremplaçable dans la condamnation du libéralisme), et dont le développement historique, après les horreurs sociales du XIXe siècle, a entraîné la négation des libertés civiques les plus fondamentales ? La démocratie a engendré, notamment depuis le milieu des années 70 du siècle dernier, une mise en coupe réglée des libertés individuelles notamment sur le plan de la liberté d’expression, après avoir, dès la révolution, annihilé les libertés locales, professionnelles et  familiales, avant d’attenter à l’identité humaine et sociale (homosexualisme, gender, décomposition de la notion de famille). 


Parler de « jacobinisme blanc » est une formule aussi facile que fausse. Si Boutang lui-même regretta que Maurras fût, pour des raisons tenant à la métaphysique des Lumières et à l’histoire politique du XIXe siècle, réticent à évoquer la « Liberté » et la « liberté politique », pour ne parler que des « libertés » (car le pluriel suppose le singulier), toutefois, il ne renia jamais sa conférence de 1939 heureusement rappelée (453) où  « il n’y a [...] aucun sens à mettre la liberté politique à l’origine de l’Etat, non parce qu’elle affaiblit quantitativement son pouvoir mais parce qu’elle le dénature, qu’elle introduit en lui l’indéfini et la démesure, les principes de l’anarchie et du despostisme.» D’ailleurs Huguenin continue de le reconnaître : « il n’y a pas de tentation fasciste dans cette jeunesse d’Action française, pas plus que de complaisance dans l’extrémisme. Bien plus tard, en 1990, Raoul Girardet reconnaîtra que l’Action française a évité à sa génération de sombrer dans le fascisme » (451). D’autant qu’il est faux de prétendre que « le système représentatif est rejeté » (103). Tout en reconnaissant en effet que l’Action française  a constitué (588) « une critique d’une qualité exceptionnelle du dogme démocratique moderne », Huguenin reproche à Maurras d’avoir défini l’homme comme animal social plus que comme animal politique, « s’éloignant ainsi de la conception aristotélicienne de l’homme » (590) : Maurras l’explicite dans sa préface à Mes idées politiques, à ses yeux, les deux termes sont corrélatifs. Aussi est-il faux de prétendre qu’il résout le problème de « la participation  des citoyens au pouvoir [...] par la séparation entre la société civile et la sphère politique, c’est-à-dire de manière non politique », car s’il refuse le régime d’assemblée, il milite au contraire pour de réels parlements, non pas dans le cadre d’un « régime » parlementaire - pour lequel sa critique de la représentation se représentant devant elle-même reste valable - mais aux plans non seulement professionnel (homme comme animal social), mais également communal et provincial : « Il existe un parlementarisme sain, utile, nécessaire, c’est celui des assemblées représentatives des corps et des communautés. [...] En tant qu’il gouverne, l’Etat doit laisser les compagnies et les corps s’administrer sous son contrôle par leurs délégués et représentations. En tant qu’il légifère, il doit consulter à tout propos et aussi souvent que possible ces délégations compétentes. Tout manquement fait par l’Etat à cette double règle est une faute qu’il commet contre lui-même » (Kiel et Tanger, 295).
Il conviendrait encore de revenir sur le primat accordé par Maurras à l’institution qui, contrairement à ce qu’écrit Huguenin, ne lui fait pas oublier l’homme ni absolutiser la monarchie. Là encore, ancienne et nouvelle versions, accolées l’une à l’autre, se contredisent. Ainsi, alors que Maurras fait observer à Sangnier qu’ : « un point de coïncidence du mot hiérarchie et du mot tradition, il n’y en a qu’un : et c’est le mot hérédité » (134), Huguenin remarque, sans étayer sa remarque sur aucun texte : « Maurras fait un coup de force logique » en oubliant que cette convergence peut également exister « dans la coutume aristocratique élective », « une certaine forme de démocratie, et assurément dans un régime mixte, au sens de Thomas d’Aquin ». Du coup, la monarchie serait « à la fois présentée comme la coutume de la France [...] et emblématisée, comme ici, en régime d’ordre et de tradition par excellence et à l’exclusion de tout autre ». Or quelques pages plus loin, il introduit ainsi une réponse de Maurras (140): « Prudence, la monarchie n’est pas le seul bon gouvernement »s. Et de le citer : « Ce qui est éternel, c’est le principe d’hérédité : c’est la bonté du gouvernement des familles », avant de commenter : « aristocratique ou monarchique, la variante monarchique étant la plus répandue car la plus simple ». Du reste, comme Huguenin le reconnaissait encore (138), pour Maurras, « ce qu’apporte l’ordre royal, aux citoyens, aux associations, aux groupements, ce n’est que la “ faculté d’exister librement, de se développer sans contrainte, de vivre en paix sous des lois justes. ”  L’ordre en un mot. Mais “ l’ordre n’est qu’un moyen. C’est un point de départ ” qui garantit la durée et permet le possible, ou le meilleur ». C’est pourquoi, « cet aspect de la défense de la monarchie, comme garant des libertés des personnes et des communautés, reste et demeure incontestablement le point fort de l’analyse maurrassienne » (138-9). Et de conclure : « l’idée [monarchique] maurrassienne est concrète, charnelle, demande la réalisation, sans quoi elle est morte » (145), ce qui contredit, là encore, ce jugement nouveau : « Sa défense de la monarchie aura finalement été une construction littéraire » (593). 
Axel Tisserand  (à suivre)

L’Action française, François Huguenin, Tempus, Perrin, 2011,  12 euros

L’ACTION FRANÇAISE, UNE AVENTURE INTELLECTUELLE (II)

Nous poursuivons aujourd’hui notre enquête sur le livre de François Huguenin, en abordant la question des relations de Maurras avec la foi et le catholicisme.


Sur la relation de Maurras avec la religion chrétienne, Huguenin, là aussi, réfléchit à nouveaux frais. Doit-on accuser Maurras d’entretenir « une vision très particulière - et très fausse - du catholicisme comme mélange de paganisme et de christianisme » ? (120) Il est toujours tentant de faire des contes du Chemin de Paradis ou du « venin du Magnificat » le dernier mot de Maurras sur le christianisme. D’autant que « ce que récuse Maurras, en l’occurrence, c’est cette “ sédition de l’individu contre l’espèce ”, que permet le message évangélique si on l’interprète dans un sens anarchiste ». Il est dommage que la nouvelle édition ait supprimé la fin de sa phrase : la sédition, c’est « ce que deviendra - bien plus tard -  “la théologie de la libération” » (118/120). Perspective intéressante, qui aurait demandé à être non pas supprimée, mais développée.
Affirmer comme Prévotat que « derrière le rejet du christianisme romantique, c’est le Christ qui est vomi » n’est pas seulement une formule « excessive », mais un contre sens total. Pour la simple et unique raison que le « Christ » que Maurras « vomit » est précisément ce « Christ » romantique, qu’il a appris à trop bien connaître dans sa période lammenaisienne et qui, au milieu des affres de la surdité et de la puberté, ne sera remplacé, maladroitement par l’abbé Penon, que par celui de Pascal. Doit-on parler dès lors de « mélange » ? Le terme fait contre sens. Le paganisme de Maurras ne fut jamais sérieux. Son rejet du christianisme tel qu’il le percevait et ne pouvait plus que le percevoir, si. Mais déclarer préremptoirement avec Prévotat comme « avéré » que « Maurras vit sur le culte des vertus païennes dont la compassion ou la miséricorde, la patience ou l’humilité, sont absentes » (merci, du reste, pour l’antiquité !) et qu’ « il marque son dégoût pour les vertus chrétiennes » ne saurait être vérifié que d’une lecture ...littérale des contes du Chemin de Paradis, dont, à leur parution même, Maurras reconnaissait auprès de l’abbé Penon qu’ils ne correspondaient déjà plus à l’état de son âme ! Quant à la poésie de Maurras,  elle contredit ce prétendu rejet de la compassion, de la miséricorde, de la patience ou de l’humilité... C’est oublier enfin que cette opposition terme à terme du paganisme et du christianisme n’a aucun sens pour Maurras comme pour son mentor, l’abbé Penon. Il n’y a aucune reconstruction par Maurras d’un catholicisme sans Christ (sur ce point Huguenin a raison de reprendre Gérard Leclerc), car Maurras s’arrête sur le porche. Il perçoit le catholicisme de son agnosticisme, pour la cité, non pas indifférent à la figure du Christ, mais sachant bien celle qu’il refuse et qui n’est pas, de toute façon, celle que l’Eglise enseigne. Il est vrai que Maurras, jeune, cherche parfois à forcer l’opposition entre paganisme et christianisme, comme pour donner raison à Prévotat et à Huguenin, mais Penon n’a pas de mal à montrer que cela ne tient pas... Il écrit à son ancien élève le 6 avril 1897 : « dans l’Antiquité elle-même, dans ce qu’il y a de plus beau en elle, il  y a un christianisme latent, un christianisme en germe, comme dans la littérature chrétienne et le tour d’imagination chrétien, il y a un reste de mythologie ». Saint Paul, sur l’aréopage, avait-il dit fondamentalement autre chose ? Saint Paul pour lequel, le jeune Maurras païen a, à Phalère, une pensée au printemps 1896. L’opposition caricaturale était un pis-aller, cachant une souffrance spirituelle que Maurras calmera, sans l’éteindre, en la nommant « agnosticisme », avant de partir vers une méditation sur les Corps glorieux qui pulvérise toute interprétation manichéenne.
Dès lors, existe-t-il un marcionisme de Maurras, de ce Marcion de Sinope, théoricien au IIe siècle de l’antijudaïsme chrétien ? Il y a plutôt chez Maurras une méconnaissance de l’Ancien Testament, propre à son temps, et dont se plaignait encore Boutang, deux générations plus tard. Elle renforce son refus de ce qu’il perçoit comme la subversion révolutionnaire sémite et auquel s’ajoute la perte de la foi, alors que « l’idée d’un Dieu probable », tirée de Pascal, lui « répugne au-delà de tout » (lettre du 25 février 1887).
C’est pourquoi, Huguenin a raison de rappeler (126-7) : « L’Action française réalise, en ce début du XXe siècle, une certaine réconciliation entre les “ deux France ” que la Révolution  avait séparées et que le ralliement de l’Eglise à la République n’avait pu réconcilier. Pour la première fois, se retrouvent, en politique, dans la même défense de l’ordre et de la tradition, des catholiques et des positivistes» [que n’est pas Maurras] «dont le langage est devenu commun et les aspirations sociales identiques. » La question de l’Eglise de l’ordre en est éclairée :  (147) « Pol Vandromme, écrit Huguenin, voit à raison dans cet éloge de l’Eglise de l’ordre, l’expression de l’unité de l’incroyance (sic) » [le texte de 1998 disait plus sensément  (140) : « l’expression de l’infirmité de l’incroyance »...], parce que “ dans son essence, elle n’est  pas cela - elle n’est cela que de surcroît. ”» Et de poursuivre en 1998 (nouvelle « longueur », fort brève en l’occurrence, supprimée en 2011) : « Mais, pourrait-on continuer, le Christ n’est-il pas l’ordre du monde, et la contemplation de l’Eglise de l’Ordre n’est-elle pas un effet de sa grâce ? » La remarque, fort thomiste, ouvrait là encore des perspectives que l’édition de 2011 clôt ...définitivement. Comme le fait remarquer Gérard Leclerc, c’est justement en se disant « férocement catholique au plan sociologique », après avoir perdu la foi, que Maurras lui demeure toutefois aussi fidèle qu’il le peut, puisque cette formule est la contestation la plus radicale qui soit de l’héritage comtien (et moderniste). Pour Comte, en effet, la sociologie doit remplacer le catholicisme. Contester la valeur sociologique de la foi catholique chez Maurras, c’est ne rien comprendre à cette démarche de sincérité visant, chez l’agnostique, à conserver ce qu’il pouvait du catholicisme sans risquer d’éloigner jamais aucun de ses disciples de l’essentiel, la foi elle-même. 
Cette réconciliation entre les deux France,  « la querelle entre Rome et l’AF qui jamais ne porta sur le fond » et « s’achèvera par une pirouette » (368), en signera, malheureusement, l’échec final. « Plus largement», écrivait Huguenin en 1998, dans une autre « longueur » qu’il a supprimée, cette querelle « constitue le dernier soubresaut des tentatives de mainmise de l’Eglise romaine sur le pouvoir temporel, dont ni la théorie augustinienne des deux glaives et moins encore la récente théorisation de l’infaillibilité pontificale entérinée par le concile Vatican I n’auront su définir une pratique souple et raisonnable. De cette ligne dogmatique romaine, Maritain se fera le défenseur très ultramontain, par son Primauté du spirituel qui marquera, en 1927, son divorce avec l’Action française.» (387/369) Il ne le dit plus en 2011 après avoir « particulièrement retravaillé la question » (374).  On aurait tort toutefois d’être inquiet. Huguenin déconstruit toutes les fausses accusations d’Andrieu-Pie XI : paganisme, volonté de proposer un « nouveau système religieux », « naturalisme », « rationalisme » ou « indifférentisme religieux ».  Reprenant Poulat (379), il note également que la mise à l’Index du journal « est notamment motivée pour le pape par les articles récents et véhéments du journal et en réaction aux premiers événements », comme si, de fait, Maurras et l’Action française étaient tombés dans le piège tendu par le cardinal Andrieu et Rome... Du reste, la « raison [...] de la condamnation n’est pas explicitée par Pie XI. [...] Rome a aussi » - surtout ?, comme le montre précisément la mise à l’Index du journal -  « agi pour des considérations d’opportunisme » (379). S ’il s’agit d’ « une question religieuse », ou plus exactement de politique religieuse, il ne s’agit pas d’ « une question d’orthodoxie dogmatique » (aucune encyclique n’est publiée). Le moderniste, dans l’affaire, c’est Pie XI, à la fois pape autoritaire et piètre politique. « Ce que visait Rome était au fond le fait que l’Action française n’entrait pas dans son projet de reconquête de la société par une action catholique » (383).
Toutefois comment avancer (ibid) que « le catholicisme d’un certain nombre de maurrassiens était en grande partie formel. Il était au fond l’expression d’un héritage, celui de la France, qu’il fallait défendre coûte que coûte. Mais il faisait partie d’un ensemble culturel, plus que d’une foi profondément vécue ». On aurait presque envie de demander  à Huguenin ...des noms. De quel droit chercher à percer ainsi le secret des âmes... pour mieux le déprécier ? Surtout 1) pourquoi opposer ce qui peut être complémentaire ? 2) en donnant, de surcroît,  l’impression de généraliser par l’entremise d’un quantificateur (« un certain nombre ») bien vague ? ... alors même que l’auteur, aussitôt après, en une nouvelle contradiction, démolit toute la portée de son affirmation : « En cela d’ailleurs ces catholiques-là n’étaient pas très différents de nombreux autres catholiques sociologiques de leur époque. La foi des uns et des autres n’a d’ailleurs pas toujours bien résisté après la vague des années 1960 ». Mais seule l’Action française fut interdite, ce dont elle ne s’est pas plus relevée que le catholicisme français, « sociologique » ou non, lequel n’a pas fini de payer cette erreur qui anémia, en effet, sa résistance. D’ailleurs Huguenin conclut avec raison qu’ « on peut légitimement s’interroger sur la pertinence de la vision politique de Rome d’une reconquête catholique fédérée autour de l’institution qui a été finalement débordée par le grand mouvement progressiste ». (à suivre)
Axel Tisserand

1 Le premier numéro renvoie à la pagination de la première édition, le second, à celle de la seconde édition.
2 Maurras entre le légiste et le contestataire, Téqui, 1991, p. 151


L’Action française, François Huguenin, Tempus, Perrin, 2011,  12 euros.

mercredi 21 décembre 2011

L’Action française, une histoire intellectuelle


Il est inhabituel, nous en avons conscience, d’ouvrir la critique d’un livre, en l’occurrence d’une « édition revue et augmentée », par la critique de la critique... C’est pourtant ce que nous avons fait [1], à propos de la réédition du livre de François Huguenin, À  l’École de l’Action française, réédité cet automne sous le titre,  plus neutre, L’Action française, une histoire intellectuelle. 
Et nous ne le regrettons pas. D’autant que François Sureau, dans Le Figaro littéraire du 9 novembre, semble confirmer le jugement, dépréciatif, de Patrice de Plunkett, que nous avons épinglé [2] : « Peut-être a-t-on exagéré Maurras, et c'est l'immense mérite du livre exigeant et subtil de François Huguenin de le remettre à sa juste place ». Car la même condamnation et, sinon les mêmes contresens, du moins leur expression convergente, ne laissent pas d’interroger. Qu’est donc l’ouvrage de François Huguenin devenu ? Nous sommes en droit de nous interroger...
En 1998, la parution du livre avait été légitimement et unanimement  saluée par la critique. D’autant qu’il ne laissait quasiment rien dans l’ombre de la multiplicité de l’influence d’une école de pensée - d’où le titre originel - sur les plans politique évidemment, mais également intellectuel, religieux et spirituel, littéraire, artistique ou géopolitique. Ce balayage de près d’un siècle d’histoire intellectuelle était fait, nous prévenait alors la 4e de couverture, « sans indulgence ni manichéisme vis-à-vis des errements de l’antisémitisme ou du ralliement de Vichy d’une partie des intellectuels d’Action française ». Aujourd’hui, la même 4e de couverture nous prévient que l’étude est réalisée « sans indulgence vis-à-vis des dévoiements de l’antisémitisme ou du ralliement à Vichy ».  Certes, chacun connaît le dicton editore, traditore mais, tout de même, perce une interrogation majeure : entre 1998 et 2011, François Huguenin serait-il devenu « manichéen » ? 
L’auteur prévient d’emblée : sa nouvelle édition, à ses yeux « définitive », prend non seulement en considération  la bibliographie la plus récente, mais développe également « un certain nombre de points qui, à la relecture, [lui] avaient paru insuffisamment traités »,  notamment « la xénophobie maurrassienne », l’antisémitisme, les relations entre l’Action française et le catholicisme et l’héritage de la pensée réactionnaire (Huguenin ayant écrit entre-temps un ouvrage justement remarqué sur Le Conservatisme impossible), si bien que « la conclusion de ce livre [...] est substantiellement différente de celle que j’avais livrée en 1998 » (14-15 [3]). Comment ne pas s’en réjouir, du moins a priori ? d’autant que Huguenin nous prévient avoir fort heureusement « retranché quelques longueurs parfois ». Nous verrons toutefois qu’on n’est jamais si bien trahi que par ...sa propre modestie.
On comprendra que cette nouvelle « profondeur de champ » fasse l’objet de notre analyse.
La question de l’antisémitisme, de la xénophobie et du populisme (I)
François Huguenin n’a pas tort de remarquer d’emblée, car c’est une constatation, non un jugement, que si « l’image de l’Action française est considérablement dégradée depuis cinquante ans, en dépit de son refus viscéral des totalitarismes que d’autres mouvements célébrèrent sans complexe » c’est « pour deux raisons presque successives » : Vichy et l’antisémitisme (11). D’où un nouveau chapitre, sur la « Tunique de Nessus » que constituerait pour l’AF l’antisémitisme maurrassien. Chapitre ô combien douloureux, compte tenu de la tragédie historique. Toutefois, rappelant que pour Maurras l’antisémitisme de peau est un mal (40), et que l’antisémitisme maurrassien est « inassimilable à un antisémitisme biologique à la manière nazie » pourquoi affirmer quelques lignes plus loin que, même replacé dans son époque, le concept de « Juifs bien nés », « dans son ambiguïté même, relativise dangereusement la distinction que l’Action française a toujours voulu prôner entre antisémitisme d’Etat et antisémitisme de race » (41) ? 


Comment deux termes « inassimilables » peuvent-ils être relativisés, c’est-à-dire mis en relation et donc rendus-semblables à certain égard, c’est là un mystère logique que nous ne saurions résoudre.  Peut-on parler de « délire paranoïaque » (42) à propos de Maurras seul quand on avoue aussitôt après, avec justesse, que son antisémitisme était une « vision alors partagée avec les syndicalistes révolutionnaires de l’extrême gauche engagés dans la lutte insurrectionnelle » (ibid.) et que l’on a rappelé auparavant que Clemenceau évoquait, en 1898, « le  Juif crasseux » au « nez crochu » (cherchez : vous ne trouverez pas cela chez Maurras), et que Jaurès dénonçait, après Fachoda, « dans l’action  juive un cas particulièrement aigu de l’action capitaliste », prônant un « socialisme nuancé d’antisémitisme » (38) ? Du reste, s’appuyant sur Michel Herszlikowicz, il reconnaît peu après « l’irréductibilité de la position maurrassienne au racisme nazi et à ses conséquences immédiatement démoniaques », « jusqu’à l’abandon définitif de tout discours antisémite » par l’Action française (42-3). L’enkystement intellectuel de Maurras sur la question de l’antisémitisme est à la fois suffisamment douloureux et réel pour ne pas justifier le soupçon d’être autre que ce qu’il a été : une permanence (ignorée de Bainville, abandonnée par Daudet) d’un héritage multiple du XIXe siècle, dont Pierre Boutang a montré qu’il n’était pas essentiel à la pensée maurrassienne. D’ailleurs Huguenin remarque, dans la première mouture, conservée, de son ouvrage, que « plus la pensée politique de la jeune Action française s’affine, moins l’antisémitisme apparaît » et que la « plupart des antisémites obsessionnels - comme Jules   Soury, François de Mahy ou Jules Caplain-Cortambert - ne se convertiront jamais au royalisme » (69-70) : il eût pu tout simplement ajouter le nom de Drumont, Maurras exprimant publiquement en 1903 son désaccord dans La Libre Parole sur le fait que l’antisémitisme pût être la pierre angulaire du redressement national. Drumont mettra autoritairement fin aux articles de Maurras sur le sujet. Alors « délire paranoïaque » ou héritage dépourvu de tout caractère « obsessionnel » ?


De même, sur la question de la xénophobie et du populisme, le Huguenin nouveau n’évite pas la facilité de mauvais journaliste d’une comparaison avec le ...lepénisme (109), se demandant dans un anachronisme qui n’honore jamais l’intelligence, ce que Maurras « aurait exprimé face à l’immigration maghrébine ». Il découvre que, journaliste avant tout, son « discours [...] entremêle, notamment dans les article du quotidien, un niveau de discours quasi populiste et une réflexion souvent beaucoup plus distanciée de l’événement », ce qui « crée une confusion dont nous avons encore du mal à sortir »... Huguenin n’interroge pas le mot « populiste » dont les résonances en ce début de XXIe siècle ne sont pas les mêmes qu’à la fin du XIXe ou au début du XXe siècle. 


Mais l’anachronisme, mêlé d’une étonnante ignorance, atteint un sommet lorsqu’il reproche à Maurras d’avoir employé le mot « métèque », « qui renvoie également à une insulte courante, liée au délit de faciès » (109), alors même que c’est Maurras qui, dans La Cocarde de Barrès, en 1894, fut ...le premier à l’employer en français moderne ! Il ne s’agissait donc pas pour Maurras de reprendre « une insulte courante », mais d’observer, comme il le dira par la suite, que « la République française était sans défense contre ces  hôtes [sens du mot mét-èque : celui qui vit sous le même toit que le citoyen], car ils s’y rendent maîtres de l’Etat dénationalisé (AFQ, 6 mars 1927) ». L’auteur « revu et augmenté » oublie également un peu vite que le journalisme, avec ses exigences et contraintes, est un acte politique par excellence pour Maurras, qui avait à ce point conscience de cette difficulté, inhérente au combat quotidien, qu’il tirait - ou faisait tirer - de ses articles des recueils permettant précisément de dégager les « lignes de force » de ses ...Politiques.  Aussi est-il un peu convenu et décevant de conclure que ce que Maurras énonce serait « une peur », « celle de voir le lieu du vivre ensemble se disloquer et, du coup, se retrouver face à la  solitude existentielle de tout son être »... Ces anachronismes bien pensants, ce psychologisme de pacotille sont-il dignes de François Huguenin ? Ils ne l’auraient pas été, en tout cas, de celui de 1998. Du reste, reprenant son ouvrage antérieur, ne reconnaît-il pas, trois pages plus loin,  que « l’Action française, dès 1902, se rallie à la conclusion monarchiste de Maurras et s’affranchit du vieux fond de nationalisme populiste » (112, réitéré 113)... ? Là encore, les deux vêtements, l’ancien et le nouveau, cousus maladroitement ensemble, jurent...  (à suivre)
Axel Tisserand


[2] Patrice de Plunkett se demande notamment, entre autres amabilités : « comment expliquer le prestige de Maurras durant les années 1920-1930 ? Que des auteurs de l’envergure de Maritain ou Bernanos aient été « mêlés de si près » à l’histoire de l’Action française, semble une énigme aujourd’hui.»...

[3] Nous mettons entre entre parenthèses le numéro des pages.
L’Action française, François Huguenin, Tempus, Perrin, 2011,  12 euros, 

PONCIFS ANTIMAURRASSIENS (II)

 Nous avons quitté Patrice de Plunkett et sa critique laudative de l’édition « augmentée » du livre sur l’Action Française de François Huguenin au moment où nous approchions de la question religieuse, question à propos de laquelle nous pouvons mesurer combien le « politiquement correct » est, sur le plan intellectuel, un véritable tonneau des Danaïdes... 
Ecoutons-le, en effet, au début de la seconde partie de son second article :
« Il y a quatre ou cinq ans, je participais au jury d’un “concours de théologie” ouvert aux lycéens et étudiants de la banlieue ouest de la région parisienne. Les copies exprimaient beaucoup de tonus, mais l’une d’elles fit sursauter les jurés. Elle contenait ces mots : « le grand écrivain catholique Charles Maurras... »
Notons tout d’abord qu’il s’agit bien d’un lycéen de la banlieue ouest, et non du 9-3 (il ne faudrait tout de même pas exagérer !) : c’est-à-dire, on peut le regretter, mais c’est un fait important pour la suite de la psychanalyse plunkettienne, une « banlieue » où, « sociologiquement » parlant, bourgeoisie, catholicisme et culture générale ont encore quelque chance de se conjuguer pour le meilleur ...et pour le pire. Du reste, les copies ont « beaucoup de tonus » (sic). L’important, c’est le sursaut du jury (en fait de Plunkett soi-même : il est rare qu’un jury entier lise les copies...et surtout prenne le temps de « sursauter » : c’est plutôt réservé à l’oral, même dans la banlieue ouest). Or, le choc est certain : Maurras est traité par un pauvre jeune homme boutonneux et fils de bourgeois-patrimonialement-d’AF de ... « grand écrivain catholique » ! Nous qui pensions que Mauriac, Claudel et peut-être Bernanos (pour les bien-pensants ?) avaient à jamais réalisé une OPA sur le titre !
Car le plus intéressant, c’est la suite, c’est-à-dire en fait l’origine, l’origine de ce «  sursaut » tout sauf spontané, préparé, alimenté, prémédité par plusieurs décennies de bien-pensance, de repentance et d’aigreur démo-chrétiennes. Où on touche le fond non pas tant d’un malentendu que d’une lâcheté intellectuelle ...sans fond, comme le tonneau des Danaïdes précisément.
« Pendant plus des neuf dixièmes de son existence, poursuit en effet PdeP, Maurras a raisonné hors (souvent au rebours) du christianisme ; le Christ lui était peu sympathique et les évangiles tout à fait étrangers, c’est un fait public et établi, pas besoin de citer ici la visite du musée d’Athènes et “le venin du Magnificat”. D’où le lycéen de la banlieue ouest tirait-il l’idée que Maurras était “catholique” ? Sa copie donnait l’impression qu’il n’avait pas lu cet auteur – lecture difficile, le style de Maurras ayant vieilli plus que celui d’autres écrivains 1900 [pensez-donc : il faut bien que le tableau soit complet !]. Le garçon se faisait plutôt l’écho de ce qu’il avait entendu en famille. Dans un certain milieu, Maurras fait partie des portraits d’ancêtres : un élément du patrimoine. »
Ah ! Si seulement PdeP avait encore en souvenir la carte du Tendre ! Il saurait que l’indifférence est ce qu’il y a de pire et qu’on ne saurait la confondre avec la haine : faire de la seconde une espèce de la première, quelle faute de raisonnement ! Comment peut-on raisonner «  hors (souvent au rebours) du christianisme » « pendant plus des neuf dixièmes de son existence » ? Maurras aurait dû choisir ! De fait, il n’a pas eu à choisir, pour la simple et unique raison qu’il ne fut jamais indifférent au christianisme et qu’en conséquence, jamais, il ne raisonna « hors du christianisme ». Du reste, notre sophiste démo-chrétien poursuit le contre-sens : « le Christ lui était peu sympathique et les évangiles tout à fait étrangers »... Pourquoi le Christ lui aurait-il été peu sympathique si les évangiles lui avaient été étrangers ? Lui qui avait reçu d’une mère pieuse une éducation religieuse soignée ? Lui qui n’ignorait rien de ce qu’un laïc catholique doit savoir de sa religion, à tel point qu’une de ses nouvelles les plus « sulfureuses », « La Bonne Mort », témoigne comme rarement d’une connaissance des affres qui peuvent agiter l’âme d’un adolescent catholique ? Non, ce n’est pas à Maurras de choisir, c’est à PdeP ! lui qui, s’affichant sur son blogue, comme journaliste catholique, peut se permettre de juger les questionnements, les douleurs, les combats, les révoltes d’un homme que les disgrâces endurcirent à l’âge où la vie s’ouvre à lui et qui toujours (suffisamment de textes sont aujourd’hui publiés pour que chacun puisse le savoir s’il le veut) évita le double écueil de l’indifférence et de la simonie. PdeP se contredit : « le venin du Magnificat » établit précisément que les évangiles ni le christianisme ne lui furent jamais étrangers. Pas plus lors de la visite du musée d’Athènes que durant celle de la National Gallery. Et surtout pas au moment (bref, du reste) d’un néo-paganisme auquel, contrairement à d’autres, il ne crut jamais et qui n’était que le nom provisoire de sa révolte. « Catholique » ? Maurras ne renia jamais son baptême, mais catholique du dehors « durant les 9/10 de son existence » : certainement ! Son honnêteté intellectuelle, et plus encore celle de son cœur lui interdisant d’approcher de sacrements à l’Origine sacrée desquels il ne pouvait plus apporter une foi pleine et entière. Ah ! si seulement il l’avait fait ! Certainement que ce mensonge aurait évité à l’AF sa condamnation. Mais Maurras y aurait certainement perdu son âme en perdant le respect de soi et des autres. Et cela, les lettres à l’abbé Penon le prouvent, Maurras ne l’a jamais voulu à aucun prix. Mais c’est dans Huguenin cité, c’est-à-dire choisi par PdeP qu’on trouve, en fait, l’origine de ce « sursaut » aussi ridicule qu’artificiel.
«  Par ailleurs, constate Huguenin (ceci aussi peut s’étendre à 2011), “le catholicisme d’un certain nombre de maurrassiens était en grande partie formel. Il était au fond l’expression d’un héritage, celui de la France, qu’il fallait défendre coûte que coûte. Mais il faisait partie d’un ensemble culturel, plus que d’une foi profondément vécue. En cela, d’ailleurs, ces catholiques-là n’étaient pas très différents de nombreux autres catholiques sociologiques de leur époque. La foi des uns et des autres n’a d’ailleurs pas toujours bien résisté après la vague des années 1960. […] On peut aussi s’interroger sur la profondeur de l’attachement d’une partie des catholiques d’Action française à l’Eglise comme corps du Christ : la réponse ne peut être que plurielle, et nécessairement au cas par cas [merci pour leurs âmes !]. Il est en revanche avéré quesoutenir l’Eglise catholique et adhérer à ses dogmes ne suffit pas toujours pour agir en chrétien en politique... ” »...Ou l’on retrouve le patrimoine...
Il ne s’agit pas ici de disserter sur ce mépris post-conciliaire finalement très élitiste du catholicisme comme héritage « patrimonial » ...et « matrimonial » (le rôle des mères est souvent plus important dans la transmission des données de la foi qui incombe à tout parent catholique : quant à la foi elle-même, cela reste d’ordre personnel, comme le montre à l’envi l’exemple de Maurras). Non, mais de se demander ce que signifie : « soutenir l’Eglise catholique et adhérer à ses dogmes ne suffit pas toujours pour agir en chrétien en politique... », après, surtout, le terrible échec de la politique de Ralliement de Léon XIII, réactivé(e) (politique et ...échec) par Pie XI au prix d’une formidable injustice commise envers les catholiques de l’AF. Et on peut précisément se demander si les catholiques français n’auraient pas mieux réagi dans les années 60 si la condamnation de l’AF n’avait pas servi sur un plateau les ouailles françaises aux dérives séculaires, bien avant Vatican II : les « expériences » en ce genre commencèrent dans les années 30 ! Du reste, qu’est-ce agir en chrétien en politique ? Pie XI voulut, par cléricalisme, dicter sa loi aux catholiques français : c’était mal connaître ce peuple viscéralement gallican. Il ne fit que les éloigner de l’influence spirituelle de l’Eglise.
Nous nous contenterons de critiquer ce qui nous semble le plus insupportable. C’est ce jugement des âmes (Ne juge pas si tu ne veux pas être jugé), et des âmes des morts. Qu’est-ce qui permet à Huguenin de déclarer que « le catholicisme d’un certain nombre de maurrassiens était en grande partie formel  » ? Qu’est ce qui lui permet d’affirmer qu’ « il faisait partie d’un ensemble culturel, plus que d’une foi profondément vécue » et de « s’interroger sur la profondeur de l’attachement d’une partie des catholiques d’Action française à l’Eglise comme corps du Christ » ? Et en quoi, du reste, mais c’est encore revenir au patrimonial, un catholicisme hérité serait-il moins sincère que celui d’un néo-converti, souvent plus bruyant, il est vrai ? Oui, c’est cette fausse opposition, elle-même en contradiction avec toute la tradition catholique, qui est insupportable puisqu’elle aboutit à un jugement qui est, en soi, un hybris et qui, parce qu’il est en soi un hybris, signe sa propre invalidité en avouant son illégitimité.
Mgr Penon, « catholique, au sens libéral du terme », comme il l’écrit à Maurras, mais dégagé de toute tentation démocrate-chrétienne grâce à l’influence de Maurras sans jamais devenir maurrassien (il ne crut jamais au retour de la monarchie), Mgr Penon, peut-être parce que, précisément, il n’était pas un démocrate-chrétien, mais se contentait d’être un saint homme, ne se permit jamais de juger les âmes, en tout cas pas celle des catholiques de l’AF ni celle, surtout, de Maurras ! Non, contrairement à Huguenin-PdeP, il se contentait d’éclairer les âmes de ses interlocuteurs sur leur propre sincérité. Et lorsque Maurras hésite, par scrupule religieux, à accepter de devenir le parrain d’une de ses nièces, le futur évêque de Pie X répond à son ancien élève :
« [...] j’ai grande envie de vous convertir ou plutôt de vous voir converti. Car Dieu se réserve directement sans doute cette œuvre d’ailleurs à moitié faite. Vous finirez bien par vous trouver, au moment où vous y penserez le moins, sur le chemin de Damas. En attendant vous pouvez sans scrupule prendre l’engagement (qui constitue toute l’essence du parrainage) de faire élever, si un jour cette mission vous incombait par suite de l’éloignement de votre frère, votre chère filleule dans la foi catholique. Vous êtes férocement catholique au point de vue social, avez-vous dit un jour à ma sœur qui n’a pas oublié cette profession sociale accompagnée d’un aveu d’agnosticisme. Il vous coûterait peu, le cas échéant, d’appliquer ce principe dans votre propre famille » (lettre du 3 mai 1899).
Ah ! nous y voilà ! «  férocement catholique au point de vue social », ou encore, comme il le dit autre part, «  catholique sur le plan sociologique » : le gros mot (de fait synonyme ici de patrimonial) est lâché ! Mgr Penon n’était-il donc, lui aussi, qu’un catholique « en grande partie formel » ? C’est Gérard Leclerc qui, cet été, au camp Maxime Real del Sarte, dans une conférence lumineuse sur l’héritage culturel de l’AF, nous a donné l’éclairage le plus saisissant sur ce « catholique au plan sociologique  », un éclairage permettant de dénoncer définitivement tous les contre sens, volontaires ou non. Car c’est justement en se disant « catholique au plan sociologique » après avoir perdu la foi que Maurras lui demeure toutefois aussi fidèle qu’il le peut à cette époque, puisque cette formule est la contestation la plus radicale qui soit de l’héritage comtiste, Comte pour lequel précisément, la sociologie devait remplacer le catholicisme. Contester la valeur sociologique de la foi catholique chez Maurras, en faire le préambule à une quelconque utilisation à des fins politiques, c’est tout simplement ne rien comprendre à cette démarche de sincérité visant, chez Maurras agnostique, à conserver ce qu’il devait du catholicisme sans risquer d’éloigner jamais aucun de ses disciples de l’essentiel, la foi elle-même. Cette mission dont l’abbé Penon envisageait que Maurras pourrait être investi pour ses nièces, ne l’assuma-t-il pas, sur le plan politique et sociologique, auprès des Français ? On est loin du jugement des âmes effectué, en toute charité démocrate-chrétienne, par des néo-pharisiens !
Alors Maurras, « grand écrivain catholique  » ? Non, certainement, puisque tel ne fut pas l’objet de son œuvre, à l’instar de celle d’un Claudel, d’un Mauriac ou d’un Bernanos... Puisque surtout, indépendamment du fait qu’il était agnostique, il n’eût jamais fait profession de sa foi. Du reste, cette expression indisposait profondément Bernanos. Mais suffisamment « catholique », tout de même, pour que certains de ses textes d’agnostique (Corps glorieux, La Prière de la Fin) fassent raisonner la corde de la foi (ô Saint Paul, pour lequel le jeune Maurras de 1896 qui se croit néopaïen a une pensée au port de Phalère). Surtout, suffisamment « catholique » pour qu’un saint homme juge qu’il peut, « sans scrupule », devenir le parrain de sa nièce... au nom de ce catholicisme « sociologique » qui est, en attendant, non pas mieux, non pas plus, mais au-delà, une protestation de l’âme contre les mensonges de la modernité.
Une modernité qui réduisit, précisément avec la complicité de ses clercs ...le catholicisme à la sociologie. Ou quand un certain catholicisme, ni « patrimonial  » ni « formel  », assura, à l’intérieur même de la société...et de l’Eglise, la victoire de Comte !

PONCIFS ANTIMAURRASSIENS (1)

Patrice de Plunkett, auteur avec Philippe Hamel, au temps de sa jeunesse maurrassienne, sous le nom de Patrice Sicard, d’un livre-débat intitulé "Mao ou Maurras", a-t-il à ce point oublié la formation reçue dans les camps Maxime Real del Sarte qu’il pose, en introduction à une critique dithyrambique d’un livre de François Huguenin,....... ce que, par estime intellectuelle, nous espérons être de simples questions rhétoriques ? Ainsi : « comment expliquer le prestige de Maurras durant les années 1920-1930 ? Que des auteurs de l’envergure de Maritain ou Bernanos aient été « mêlés de si près » (dit François Huguenin) à l’histoire de l’Action française, semble une énigme aujourd’hui. On se gratte la tête en découvrant que Maurras en 1938 était appelé « cher Maître » par Jean Paulhan, qui allait devenir un cerveau de la Résistance... » Sa tête, Plunkett se la gratterait davantage encore s’il apprenait par hasard que Paulhan continuera d’appeler Maurras « cher Maître » jusqu’à la mort de celui-ci en 1952 (mais ne soyez pas impitoyables : surtout ne le lui dîtes pas !). Si un homme de la trempe de Patrice de Plunkett se gratte effectivement la tête en « découvrant » de telles « énigmes », alors oui, De Gaulle avait raison, la vieillesse est un naufrage... sans être une affaire d’âge : elle commence quand on ne veut plus se souvenir de l’enfant qu’on a été, disait Bernanos...
Si Maurras, du reste, n’est plus qu’une occasion de se gratter la tête, pourquoi un énième colloque, en octobre, « Maurrassisme et littérature » ? Pourquoi, bientôt, un cahier de l’Herne qui rassemble des signatures différentes et divergentes, mais souvent prestigieuses ? Pourquoi cette réédition, de plus augmentée, de l’ouvrage d’Huguenin lui-même, « A l’école de l’Action française » en un sobre « L’Action française », de plus dans une édition de poche ? Pourquoi Plunkett ressent-il le besoin d’écrire deux longs articles sur son blog ? On se demande aussi comment il se fait que Bainville, qui disait tout devoir à Maurras fors la vie, ne quitte pas l’actualité éditoriale... Pourquoi, en somme, n’en a-t-on jamais fini avec Maurras et l’école d’Action française ?
Au fond, ce qui est intéressant, c’est autant la critique de Plunkett que l’édition « augmentée » (on verra de quoi) d’Huguenin..., à propos de ce que ce dernier y appelle « une bulle mentale »... Proust, lui, parlait de « cure d’altitude mentale »... Mais n’est pas Proust qui veut... Il est vrai que Proust, lui, ne se grattait pas la tête en lisant Maurras...
Nous ferons un sort au livre d’Huguenin... Il y faudra plus de temps, car nous avons encore en mémoire son « A l’école de l’Action française » de 1998. Mais ce soir, occupons-nous de Plunkett : car même si, comme le disait Maurras, le papier souffre tout, comment peut-on tolérer qu’il reprenne, à son tour « sans sourciller », l’insanité huguenesque suivante... « Ecole de pensée beaucoup moins « réaliste » qu’elle ne le croyait, l’AF (comme presque tous les courants politiques de 1900) avait contribué« sans sourciller » à faire tuer un million de Français en 1914-1918 : « au nom de la France érigée en absolu, les Français furent sacrifiés à une guerre qui, près d’un siècle plus tard, semble absurde à leurs descendants », écrit Huguenin  » ? Un propos peut ne pas honorer son auteur, mais également celui qui le reprend à son compte, surtout quand il sait qu’il est faux. Nous passons sur la démarche antiscientifique d’Huguenin qui, « sans sourciller », juge l’attitude de Maurras en 1914 à l’aune de l’état d’esprit des Français de 2011... Mais, exception faite de Viguerie et d’Abed (les références de Plunkett et d’Huguenin ?), qui ignore que Maurras, précisément, n’a jamais fait de la nation un absolu ? Une preuve parmi d’autres : c’est en ...1916, c’est-à-dire à la face de l’ennemi, qu’il exprime son regret jamais éteint de la chrétienté et qu’il proclame haut et fort que la nation moderne représente une régression du genre humain. Sa déesse France, Boutang l’a magistralement montré, est une déesse relative, humaine, très humaine, vecteur d’universel. Il ne fut, par exemple, jamais tenté par cette forme morbide de particularisation de l’absolu qui repose sur les dérives racialistes ou sociobiologisantes, dérives dont il se moqua dès la fin du XIXe siècle.
Mais outre que ce n’est pas 1 million, mais 1,5 million de Français qui sont morts, comment oublier que dès le début de la décennie Maurras annonça que la philosophie de la République « au bas mot, en termes concrets, [...] doit nous représenter 500 000 jeunes français couchés froids et sanglants, sur leur terre mal défendue »... « Au bas mots », en effet... Sa haine de la République, son pacifisme patriotique de 1939, même sa position, contestable mais explicable, durant la deuxième guerre mondiale, sont le fruit de ce traumatisme jamais surmonté, de ce massacre jamais accepté. Plunkett a-t-il oublié l’éloge funèbre de Maurras pour la mort au combat de celui qu’il nommera le « prince de la jeunesse », Henri Lagrange, avec lequel pourtant il s’était fâché pour des questions de stratégie politique avant la guerre ? « Hélas, il avait vingt ans. » Le rossignol des tranchées, c’est Barrès, républicain pour l’éternité, ce n’est pas Maurras...
De même, l’Action française, une «  école de pensée maurrassienne figée dans ses références d’avant 1914 », comme Plunkett cite encore Huguenin ? Plutôt, sur la question sociale notamment, l’Action française, saignée comme la France en 1918, privée de l’inventivité et de l’audace d’avant-guerre. Il est vrai aussi que certaines menaces occupèrent les esprits : la menace communiste (sur le territoire national, le marxisme hypothéquant les luttes sociales) et la menace allemande, à la porte du pays, que le Père-la-Victoire-Perd-la-Paix ne sut pas écarter de manière pérenne... Mais si l’Action française se fossilisa à ce point, pourquoi est-ce son existence même qui empêcha la constitution d’un fascisme à la française ? Pourquoi en 1939 un esprit aussi libre et brillant que le jeune Maurice Clavel est-il détourné de la tentation doriotiste puis collaborationniste par... Maurras ?
« Pour avoir sans doute sous-estimé l’évolution du monde vers les régimes de masses, pour n’avoir pas suffisamment réfléchi à l’adaptabilité de leur discours à la modernité, les maurrassiens ne pourront que déchanter en constatant que les combats qui s’annoncent ne sont pas leur combat », comme Plunkett cite, toujours « sans sourciller », Huguenin : dans ces conditions, comment l’Action française fait-elle pour attirer encore et toujours, entre les deux guerres, la jeunesse la plus brillante ? Rappellera-t-on que c’est précisément une enquête auprès de la jeunesse belge révélant en 1926 que Maurras est son maître à penser, qui déclencha la condamnation, fruit d’une basse manœuvre cléricale (comme il y a de basses manœuvres policières), laquelle révulsa à ce point le chevalier Bernanos qu’il se rapprocha alors de Maurras quand un auteur « de l’envergure de Maritain » obéit avec zèle aux ordres du Vatican - il m’a toujours paru scandaleux de rapprocher les figures si opposées de Maritain et de Bernanos - ? Rappellera-t-on que la page littéraire du quotidien n’en fut pas moins composée, à partir des années 30, par quatre rédacteurs dont l’âge cumulé ne dépassait pas cent ans et que Maurras leur laissait toute liberté, précisément parce qu’il savait qu’il ne pouvait pas suivre l’actualité dans cet ordre, pris qu’il était par une réalité dont on peut nier qu’elle fut « véritable » mais que la ruée allemande de mai-juin 40 rappela aux oublieux... ce qui donne une saveur particulière à cette autre insanité huguenesque : « La guerre de Maurras est une guerre inventée, imaginée dans l’appartement de la rue Franklin, où à l’ennemi réel, l’Allemagne se superpose un ennemi plus irréductible et moins identifiable, le spectre de la mort du pays  »... Nous qui croyions qu’entre 1940 et 1944 la mort du pays était devenue plus qu’un spectre... Ce dont Maurras n’avait cessé de prévenir une république qui prenait ses rêves genevois pour la réalité ... « véritable », préférait par principe philosophique « véritable » jeter Mussolini dans les bras de Hitler ou, par intuition stratégique « véritable », placer sa confiance dans le rouleau compresseur soviétique après avoir cru, vingt ans plus tôt, dans le rouleau compresseur russe...
Trop de conservateurs à l’AF entre les deux-guerres ? Bien sûr ! Mais peut-on condamner l’Action française pour son conservatisme et approuver une condamnation qui la priva d’une partie importante de cette jeunesse, qui alla se perdre dans l’impasse du démocratisme-chrétien avant de perdre la foi ? L’impuissance à faire le coup d’Etat ? Egalement ! On sait même que c’est ce qui détourna le jeune comte de Paris de l’AF, plus encore que des questions de doctrine (ses valises étaient prêtes, en Belgique, le soir du 6 février 34). Mais affirmer avec Huguenin que la « politique de soutien [de Maurras] aux forces conservatrices [...] ne se démentira pas et trouvera son logique aboutissement en la fidélité à Vichy » est un peu court quand on sait précisément que 1) l’Action française inspira peu Vichy ; 2) que lorsqu’elle l’influença, ce fut précisément, elle qui n’avait rien compris "aux mouvements de masse" de l’ère moderne, pour s’opposer avec succès à la tentation de constitution d’un parti unique, ce que les Collabos de Paris ne lui pardonneront jamais ; 3) que les hommes de Vichy et ceux de la Résistance étaient souvent issus des mêmes cercles de l’entre-deux guerres, qui étaient loin d’être tous influencés par l’Action française... et que du reste, on retrouva dans la Résistance d’anciens Vichyssois... La frontière idéologique était poreuse, comme le montrera la politique économique, fort peu conservatrice, menée sous la IVe et la Ve républiques (nous renvoyons sur le sujet aux travaux remarquables de François-Georges Dreyfus)...
Mais le mieux est à venir et concerne les relations de l’Action française avec l’Église catholique... «  Cette coupure entre le « réalisme maurrassien » et la véritable réalité [il y tient], s’était constatée aussi dans les démêlés de l’Action française avec l’Eglise catholique. La mise à l’index de l’AF en 1926 (levée en 1939 [tiens, pourquoi ?]) avait été le révélateur d’un malaise et d’une illusion préalables : malaise de la part de l’Eglise, illusion de la part des maurrassiens.  » Nous y répondrons prochainement. (À suivre)