lundi 12 décembre 2011

Aspects de la littérature islandaise : une littérature nationale

L’œuvre du Nobel Laxness n’a fait que confirmer, « pour l’international », une forte réalité qui tient à la substance de la littérature islandaise et se manifeste au simple détour d’un personnage – toujours capable de réciter des vers de l’Edda poétique ou d’évoquer un héros d’une des sagas des Islandais –, voire d’un simple propos, à moins que le roman lui-même ne soit que la manifestation, à l’ère contemporaine, de cette substance culturelle – il en est ainsi de La Saga de Gunnlöd de Svava Jakobsdóttir, heureusement traduite par Régis Boyer, qui relève à la fois du roman policier, du roman fantastique,  du roman mythologique et du roman d’initiation – la récupération à la fin du XXe siècle, dans un musée danois, de l’urne en or contenant  l’élixir de poésie, jadis dérobée par Odin. 

Ce retour ou ressourcement permanent – mais peut-on, dès lors, encore parler de ressourcement ? – à une histoire de l’âge des héros, fait le fonds de la littérature, jusques et y compris dans des romans d’une facture conventionnelle ou, si l’on préfère, bien dans l’air du temps. Il en est ainsi de Retour à Reykjavík de l’écrivain allemand et germanophone d’origine islandaise Kristof Magnusson, dont le personnage principal, Larus, est un trentenaire homosexuel habitant Hambourg, qui est rentré passer les fêtes de Noël avec Matilda, son amie d’enfance, à Reykjavík, où devrait le rejoindre son amant, qui en profite pour le larguer. Et voici notre antihéros, en compagnie d’un ancien camarade de classe héritier de la famille la plus puissante du pays, embarqué dans une recherche-répulsion des origines, qui les conduit jusqu’aux personnages de la saga d’Egill Skallagrímsson. Mais toutes les familles islandaises ne sont-elles pas millénaires ? 
Les grandes chroniques familiales, qui ne sont jamais loin du roman initiatique, et qu’affectionne le lecteur islandais, où s’illustre un paterfamilias confronté à une farouche volonté de maîtriser son destin mais sur un fond historique qui joue presque le rôle principal  – genre que Laxness illustra, pour diverses époques historiques, avec La Cloche d’Islande  - une trilogie époustouflante -,  Gens indépendants, ou plus tardivement dans son œuvre et dans les siècles, sur fond d’exil aux Etats-Unis, Paradis retrouvé – permettent également, aujourd'hui, de traiter plus particulièrement la renaissance de l’Islande au XXe siècle – retour à l’indépendance et développement économique. Il en est ainsi de La Saga des fous d’Einar Kárason, récit fragmenté sur trois générations d’une famille islandaise de la côte sud, tout au long du siècle dernier, effectué par le dernier rejeton de celle-ci, en quête de ses origines , et qui nous permet d’assister à la réalisation éperdue et toujours manquée d’un rêve, plus ou moins lié au devenir de la nation elle-même.
Quoi de plus naturel après sept siècles de tutelle étrangère, souvent lourde à porter, et plus de quatre cents ans de misère noire – du XVe au XVIIIe siècle inclus –, que cette longue et douloureuse renaissance politique et économique soit la matière principale de ces chroniques ? Ainsi de La Cathédrale des Trolls, de ólafur Gunarsson où, autour d’un drame familial  mettant en cause comme un leitmotiv, même chez les écrivains les mieux-pensants, l’indulgence coupable, voire le laxisme culturel de la justice islandaise, on assiste à l’écroulement d’une famille dont le chef, architecte, aspire, dans les années 50, à apporter sa pierre – au propre et au figuré – au développement du pays, notamment à celui, spirituel et économique, de la capitale, afin qu’elle soit digne d’un pays ayant recouvré son indépendance. Le personnage principal n’est pas sans rappeler, mais dans un registre mineur, celui de Gens indépendants - roman écrit par Laxness dix ans avant le retour à la liberté -, Bjertur, qui sera, lui aussi, finalement écrasé par le destin mais non sans avoir,  auparavant, révélé toute la dignité désespérée de son combat. 
Couvrant la première moitié du XXe siècle, Les Annales de Brekkukot, toujours de Laxness, sont enfin disponibles en français : elles narrent la confrontation, à  une réalité islandaise oscillant entre tradition et modernité, identité et perception de la rumeur du grand large, des projets d’avenir d’un jeune garçon qu’interroge le mystère de l’« idole de [s]a jeunesse », qui est également vécue comme la première idole islandaise internationale, deux personnages qui ne sont pas sans rapport avec l’écrivain, né en 1902, puisque celui-ci, comme le héros, vécut son enfance dans une ferme de la banlieue d’une Reykjavík alors peuplée de 3 à 4 000 habitants et, comme le chanteur adulé, dont l’absence épaissit le secret, eut une carrière internationale. Toutefois, le chef d’œuvre le plus récent, paru à l’automne 2008, restera sans conteste Karitas, sans titre, de Kristín Marja Baldursdóttir, vaste fresque familiale et sociale couvrant les années 1900-1939, qui dresse notamment le portrait d’une mère courage, veuve de pêcheur, qui décide de déménager de l’ouest au nord, à Akureyri, par bateau – les routes n’existant pas encore – pour faire faire des études à ses six enfants – le roman narrant plus particulièrement le destin artistique, plus ou moins manqué, de Karitas, la plus jeune des filles, dans un récit dont la structure et l’écriture sont également picturales.

Dans un registre mineur, on pourra toujours lire sans trop de déplaisir les romans sentimentaux de la poétesse Steinunn Sigurðardóttir, écrivain de l’intériorité féminine au nihilisme distingué, notamment Le Voleur de vie, adapté pour l’écran en 2007 par Yves Angelo, avec Sandrine Bonnaire et Emmanuelle Béart et, plus récent, Le Cheval soleil ; ou les récits de Sjón, naguère parolier de Björk, devenu romancier, qui se complaît à raconter de brèves histoires aussi insolentes – Le moindre des mondes – que déjantées – Sur la paupière de mon père, qui mêle, là encore, mythologie et histoire revisitées sur un mode humoristique. 
Enfin, il faudrait, sans prétendre à l’exhaustivité, encore parler de Thor Vilhjálmsson,  né en 1925, sans doute le plus grand écrivain islandais vivant, et dont deux livres principaux, fort différents, montrant l’étendue de son art littéraire, sont accessibles en français : alors que La Mousse grise brûle narre l’histoire véritable, mais très librement récrite, d’un inceste au XIXe siècle, Nuits à Reykjavík nous décrit à travers les yeux d’un chauffeur de taxi, sur fond d’un récit à double entrée et multiples mémoires, entre exactitude descriptive et hallucination intérieure, une Islande contemporaine – le livre est de 1989 et la traduction de 1996 – où de pauvres hères balancent entre mer et terre, travail et alcool. Ce thème, également traité dans les Annales de Brekkukot de Laxness, l’est encore dans Les Anges de l’univers, deuxième roman traduit d’Einar Már Guðmundsson, né en 1954 - dont le premier, Les chevaliers de l’escalier rond restitue, au travers des  yeux d’un enfant des années 60, le regard décalé de l’enfance sur le monde qui l’entoure.  Les Anges de l’univers, quant à eux, dédiés au frère décédé de l’écrivain,  est l’autobiographie d’outre-tombe, humoristique et grinçante, du narrateur confronté, dès son adolescence, à la schizophrénie et à l’univers psychiatrique dans le célèbre hôpital de Kleppur - notre “Sainte-Anne” - : né, en 1949, le jour de l’entrée de l'Islande dans l'Otan, il disparaît avec la chute du mur de Berlin, qui laisse l’organisation sans projet : schizophrénie également de l’Islande qui, depuis, il est vrai - le livre est de 1995 -, s’est libérée de la présence militaire américaine ? De lui, en français, vient de paraître Le Testament des gouttes de pluie, toujours placé entre réalisme et poésie.  Mais ce sera pour une autre fois.
Svava Jakobsdóttir, La Saga de Gunnlöd, José Corti, 2002, Kristof Magnusson, Retour à Reykjavík, Gaïa Editions, 2008, Einar Kárason, La Saga des fous, Editions du Seuil, 2000, ólafur Gunarsson, La Cathédrale des Trolls,  Gaïa Editions, 2007, Halldór Kiljan Laxness, Les Annales de Brekkukot, Fayard, 2009, Kristín Marja Baldursdóttir, Karitas, sans titre, Gaïa Editions, 2008, Steinunn Sigurðardóttir, Le Voleur de vie, Flammarion, 1998, Le Cheval soleil, Editions Héloïse d’Ormesson, 2008, Sjón, Le moindre des mondes, Rivages, 2007, Sur la paupière de mon père, Rivages, 2008, ThorVilhjálmsson, La mousse grise brûle, Arles, Actes Sud, 1991, Nuits à Reykjavík, Arles, Actes Sud, 1996, Einar Már GuðmundssonLes Chevaliers de l’escalier rond  Gaïa Editions, 2007, Les Anges de l’univers, 10-18, Domaine étranger, 2001, Le Testament des gouttes de pluie  Gaïa Editions, 2009.

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